La motion d’indifférence

François Cusset  • 10 mai 2012 abonné·es

Soulagement. Fin d’une pénible apnée. Même si l’histoire, comme dirait l’autre, se répète en farce : jadis, il y a environ trente et un ans, le roi François naissait tel, élu de rien d’autre que lui ; aujourd’hui on peut le fabriquer en labo, avec un peu de marketing, une gymnastique vocale, une dose de tactique et un zeste de circonstances, interchangeable donc, avec pour seul mérite de nous libérer du pire. La messe est dite.

Il est une question, pourtant, qu’on aurait dû poser plus tôt, dès qu’a commencé le déluge : et si on décidait de s’en foutre ? De s’émanciper de tout ça, de ce résultat tant attendu, attendu en suffoquant depuis deux semaines, en maugréant depuis cinq ans ? Et si on votait tous la motion d’indifférence ? La vraie liberté, si ce mot peut dire autre chose que celle de consommer, la vraie autonomie, pas celle des monades du cosmos concurrentiel, la première étape de l’émancipation, ce concept qu’on hésite à ranger au musée des utopies, ne consistent-elles pas, justement, à s’en foutre ? À s’en contrefoutre ?

À cesser d’offrir au spectacle affligeant de cette course aux mots creux, cette course aux mensonges, cette course aux ego drapés dans des majuscules d’un autre âge, à cesser de lui offrir en retour le spectacle plus affligeant encore de notre excitation collective, de nos mimiques empruntées, de nos trépidations jour après jour comme devant une interminable finale de la Ligue des champions ?

Pourquoi ne pas dire « stop ! », lâcher l’affaire à l’instant même où notre mobilisation pleine et entière, requise de tout le système, y trouve enfin sa récompense, pour mieux continuer à nous soumettre ? Non pas s’abstenir, vieux débat qu’il est inutile de relancer ici : voter n’est pas seulement veau-ter, soit, et ceux qui veulent y aller y sont allés, le problème n’est pas là, car oui le petit bulletin de chacun a son rôle à jouer, il aura empêché au moins le lutin malfaisant de lepéniser le pays et d’en faire pour cinq ans de plus le miroir déformé de ses névroses et de son agressivité de cour de récréation. Non, le problème n’est pas le vote mais autour, il est tout ce qui chante et loue le vote, ce qui encadre et alourdit ce geste inoffensif, sinon impuissant.
Le problème serait de trouver la distance, la distance salutaire contre cette hystérie-là, qui nous pollue depuis deux mois : la distance qui fait advenir la démocratie, comme l’estimait Hannah Arendt, contre la société de l’immédiateté médiatique, la distance qui évite de rabattre entièrement nos vies et notre maîtrise d’icelles sur ce combat de coqs à date fixe. Et qui rappelle que l’élection, en écartant rituellement le peuple au profit de ses représentants supposés, est bien plutôt le contraire de la démocratie, son antonyme exact, ainsi que l’assénait, inaudible, le philosophe Jacques Rancière la veille du premier tour.

La distance consiste, en l’occurrence, à cesser d’attacher à toute cette affaire l’importance démesurée qu’y attachent les experts du commentaire, les songe-creux du commentaire, les esclaves du commentaire, ces esclaves que nous devenons à notre tour, à force de reproduire, au comptoir, entre nous, devant les écrans du commentaire, les mêmes termes galvaudés, les mêmes cadres étriqués, les mêmes discours préformatés que nous impose l’élection.

Et qui finissent par nous faire croire, hébétés, à ces entités fictives, ces abstractions idéologiques que sont « la nation », « le chômage », « la dette », « le travail », « l’éducation », ces signifiants surgelés sans aucun rapport avec les situations effectives, les luttes effectives, les jours et les nuits effectifs de ceux qu’ils sont censés raconter. Et par nous faire croire, passifs, que notre seul recours serait de suivre pendant trois semaines ces babillages et cette surenchère, et d’aller deux fois à l’urne comme on va au caveau. Pour qu’on n’aille surtout pas imaginer que la politique pour nous peut continuer ensuite, et précéder ce pauvre rite, que la politique est notre affaire, notre façon de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, de ce pour quoi on n’est ni désignés ni compétents, que la politique est dans la cuisine, sur le trottoir, entre nos draps, derrière le bureau du petit chef et la barre des tribunaux, et pas seulement dans cette mascarade du vote et de son commentaire infini.

Parce que l’élection, c’est comme la Fête de la musique ou la Nuit blanche : c’est un faux kairos, un événement de pacotille, dont le rôle est surtout de nous dissuader de nous occuper de politique (ou de jouer de la musique dans la rue, ou de déambuler toute la nuit) le reste du temps, le reste de l’année, quand les commentaires ne sont pas là en musique de fond, et le compte à rebours en machine à suspense. Fallait-il vraiment attendre ce 1er Mai-là pour dire sa rage sur les places des villes, ou aller en bande défier le facho ? Attendre cet isoloir-là pour penser, décider, protester, critiquer ?
La motion d’indifférence est dialectique, moins prosélyte que suggestive, moins stratégique qu’intempestive : s’en foutre au moment où il nous est demandé de nous y intéresser, scotchés à nos écrans, pour mieux s’y intéresser quand il nous est demandé, fût-ce plus implicitement, de nous en foutre. Ou du moins de ne pas faire trop de bruit.

Le bruit, voilà le fond de l’affaire : les commentaires incessants et le dépouillement des bulletins émettent un pépiement, un froissement, à peine un feulement, quand on aurait besoin d’un grand cri et de quelques explosions. Un grand boum plutôt qu’un petit clac. Un peuple imprévisible plutôt qu’une clique d’experts. Bref, oublions l’élection et passons aux choses sérieuses.

Digression
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