Pêche : à la recherche du profit maximum

Alain Le Sann  • 14 juin 2012 abonné·es

Le débat sur la réforme de la politique commune des pêches (PCP) entre dans sa phase cruciale. Les propositions de Maria Damanaki, la commissaire européenne aux Affaires maritimes, illustrent à merveille le modèle d’« économie verte » prétendument écologiste, puisqu’elle soutient une privatisation de l’accès aux ressources avec les « concessions de pêche transférables » (CPT), seul moyen, selon elle, d’atteindre le « rendement maximum durable ». Elle vient de recevoir l’appui remarqué de Mme Lubchenco, sous-secrétaire américaine au Commerce en charge des océans et de l’atmosphère, et ancienne dirigeante d’une ONG. Les écologistes libéraux ont pris le contrôle des pêches aux États-Unis, et justifient la privatisation par l’état catastrophique des stocks. Les médias, alimentés par les ONG et certains scientifiques, ne cessent de répéter que 60 à 80 % des stocks sont surexploités, que les poissons vont disparaître de nos océans et de nos marchés. Pourtant, la réalité est bien plus complexe, et ces litanies catastrophistes ont surtout pour but de légitimer auprès de l’opinion cette politique de privatisation et la promotion d’un modèle de pêche fondé sur le profit économique maximum plus que sur le rendement biologique maximum.

La surpêche est un concept à multiples aspects. Il peut décrire un dépassement du rendement maximum d’un stock sans que celui-ci soit nécessairement épuisé [^2]. C’est une situation dommageable, mais pas toujours catastrophique, parfois assumée par les pêcheurs en l’absence de possibilités de reconversion. Elle concerne environ 30 % des stocks européens et des stocks dont on possède une bonne connaissance dans le monde. En Europe, le pire a été atteint dans les années 1990 et au début des années 2000, mais aujourd’hui la situation tend à s’améliorer, même pour des stocks qui ont été affaiblis comme le thon rouge ou la morue. Plusieurs stocks surexploités sont en cours de restauration. Quant au risque d’effondrement généralisé, il s’agit d’abord d’un effet d’annonce sans grand fondement scientifique.

En général, un stock surexploité laisse place à d’autres espèces, et la pêche est une des rares activités humaines qui ne touche pas à sa base de production primaire, le phytoplancton. Les données évoquant 60 à 80 % de stocks surexploités sont fondées sur le concept de surexploitation économique dans une situation où le stock ne dégage pas une rente économique maximale. Ce profit peut être maximal lorsque la pêche, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, est inférieure au rendement maximum biologique : c’est quand il y a moins de bateaux, qu’il est donc plus facile de pêcher et donc de diminuer les coûts, qu’il est possible de faire le plus d’argent, tout en pêchant moins, au final, en quantité. C’est pourquoi, en assénant en permanence l’idée d’une surexploitation généralisée, proche de l’effondrement, les ONG et Maria Damanaki ne visent en fait que l’objectif du profit maximum pour quelques-uns. Elles ne cachent pas leur soutien à une politique d’élimination des pêcheurs qui permettrait de dégager des profits importants et de passer d’un soutien au secteur à une taxation. Elles veulent diminuer par deux ou trois la pression de pêche et le nombre de pêcheurs, comme l’ont fait leurs modèles, la Suède ou le Danemark.

Beaucoup d’ONG européennes se sont prononcées contre la privatisation, mais, en poussant à l’élimination des pêcheurs au nom d’une restauration des stocks, elles préparent le terrain et l’opinion à la concentration des pêches entre les mains de quelques entreprises puissantes qui livreront les supermarchés avec le beau label MSC (Marine Stewardship Council) de « Pêche durable ». Les grandes entreprises de pêche – espagnoles et néerlandaises en particulier – ont intérêt à une réduction du nombre de concurrents pour bénéficier de la rente maximale. L’Union européenne n’aurait plus à financer la pêche, elle pourrait mieux la contrôler et les océans seraient sauvés. L’Union européenne continuera pourtant à soutenir la pêche danoise pour la farine de poisson et le développement d’une aquaculture destructrice ; elle maintiendra aussi les frontières européennes ouvertes au poisson à bas prix des pays du Sud pour satisfaire l’appétit des consommateurs européens et surtout celui des industries de transformation et de la grande distribution.

Il existe une autre vision de l’avenir des pêches, fondée sur la priorité à une pêche artisanale diversifiée ; elle ne doit pas être cantonnée dans les seules eaux côtières, il faut donc aussi des bateaux de plus de 12 m… Les pêcheurs doivent être confortés dans leurs droits sur leurs territoires de pêche et considérés comme des acteurs de la gestion de la biodiversité face à la mise en place d’un droit environnemental contraignant. Ces droits impliquent une gestion collective des ressources communes et des responsabilités dans la préservation de la biodiversité. La gestion des pêches n’est pas d’abord une affaire de gestion de stocks mais de partage équitable des ressources. Il existe en France et en Europe de multiples exemples de ces gestions collectives, difficiles, mais efficaces quand les conditions sont créées pour cela. C’est pourtant ce que la Commission européenne et beaucoup d’ONG visent à détruire en diffusant leurs litanies sans nuances sur l’état catastrophique des pêches, au grand désespoir des pêcheurs.

[^2]: Overfishing, What Everyone Needs to Know , Ray Hilbon, Oxford University Press, 2012.

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