Une « flottille de solidarité » en Méditerranée

Gianluca Solera  • 19 juillet 2012 abonné·es

Boats 4 People est né de la volonté d’alerter sur les morts de migrants en Méditerranée. Un réseau d’organisations de différents pays du nord et du sud de l’espace méditerranéen a lancé le projet d’une « flottille de la solidarité » entre ses deux rives. Grâce à une collecte de fonds débutée au printemps 2011 et à de multiples contributions, un superbe deux-mâts nommé Oloferne est parti le 2 juillet de Livourne (Italie) en direction de Palerme (Sicile), puis vers Monastir (Tunisie), où se tenaient des journées de préparation du Forum social mondial 2013, avant de rejoindre l’île de Lampedusa, où il se trouve aujourd’hui. À chaque étape, des activistes ont organisé rassemblements, débats, gestes de commémoration. Mais le voyage de cette goélette est aussi l’histoire d’une traversée et de la vie à bord de membres d’associations, de journalistes, de photographes et de documentaristes de différents pays, et de leur découverte de réalités diverses à terre comme en mer.

9 juillet 2012. Pantelleria, 36°50 nord, 11°57 est, est la dernière étape de l’ Oloferne avant la traversée du canal de Sicile. Bint al-Rih, « Fille du vent », est le nom d’origine de cette île italienne, située à 40 milles des côtes de la Tunisie. Les Arabes dominèrent l’île du VIIIe au XIIIe siècle av. J.-C. Aujourd’hui, leurs descendants essayent de la rejoindre en bateau, espérant trouver une vie décente au-delà de la mer. Derrière la société d’hydrocarbures D’Aietti, deux embarcations abandonnées. La plus petite, un bateau de pêche, porte le nom d’ az-Zawwaliī, le « pauvr’homme ». L’autre, une grosse barque, a la coque largement éventrée. Sur cette malheureuse embarcation de 12 mètres de long, partie des plages de Libye et arrivée à Pantelleria le 13 avril 2011, s’étaient entassés 250 Subsahariens. Le naufrage a eu lieu à quelques mètres du rivage. Trois femmes, paniquées, se sont jetées à l’eau et se sont noyées. Les cinq enfants de l’une d’elles furent temporairement confiés à des familles de l’île.

« Les gens de Pantelleria ont essayé d’aider les migrants de plusieurs façons, par exemple en donnant des matelas », raconte une dame dont la maison se trouve juste à côté de l’ancienne caserne Barone, où sont placés les migrants venant de la mer. Salvatore Gambino, un fonctionnaire municipal que nous rencontrons le soir, nuance : « Les gens se sont jetés dans une compétition pour aider les Subsahariens, mais ils se sont montrés indifférents envers les Maghrébins. » Distinction sans doute liée au sentiment d’urgence humanitaire suscité par les débarquements répétés de Subsahariens, alors que les Tunisiens se présentent en ordre plus éparpillé. Peut-être que la religion des naufragés a également joué : les Subsahariens sont souvent des chrétiens. Un gendarme évoque des tentatives de vol commises, selon lui, par des Tunisiens dans les maisons de l’île…

Les habitants de Pantelleria n’ont pas non plus oublié l’incendie d’août 2011. Des migrants tunisiens ont mis le feu à la caserne Barone, transformée en centre de premier secours, d’accueil et d’enregistrement. Une grande structure à deux étages, située à 150 m de la mer, entourée par un mur d’enceinte avec de petits miradors, dépourvue d’équipements adéquats. « Les migrants sautaient la muraille, certains pour s’enfuir, d’autres juste pour aller se rafraîchir dans la mer et revenir », témoigne la dame de la maison d’à côté.

Malgré l’incendie, la caserne est toujours utilisée. Aidés par les douaniers, les gendarmes en service sur l’île – une vingtaine en temps normal et jusqu’à 70 dans les moments les plus critiques – y enregistraient l’identité des migrants. À l’époque où les migrants arrivaient par centaines, ils restaient sur l’île jusqu’à une semaine avant d’être transférés à Trapani (Sicile). Maintenant qu’ils ne débarquent qu’en petit nombre, ils ne demeurent que quelques heures à Pantelleria. Un jeune gendarme explique à Nicanor Haon, le coordinateur de Boats 4 People, que les migrants ne donnent pas toujours leur véritable nom. Inutile précaution. Les archives électroniques italiennes retiennent celui donné lors des précédentes venues : vrai nom ou d’emprunt. « Je reconnais certains jeunes Tunisiens au premier coup d’œil, parce qu’ils débarquent ici pour la deuxième ou troisième fois. »

Afin d’éviter d’être poursuivis pour avoir pénétré sans autorisation dans les eaux territoriales, les migrants arrêtent leurs barques à quelques milles de la limite, appellent les secours par le 112 avec un GSM, puis jettent le GPS et le moteur dans la mer avant l’arrivée des garde-côtes. « Ceux qui connaissent le sort qui les attend essaient de gagner du temps et de filer clandestinement une fois arrivés en Sicile », continue le gendarme. Pourquoi autant d’acharnement ? Pourquoi cet onéreux jeu du chat et de la souris ? De la sympathie pointe dans le ton et les commentaires des deux jeunes gendarmes. L’un ne dit pas « migrants » mais « citoyens d’autres pays ». L’autre trouve excessifs les moyens de patrouille sur cette petite île : 4 bateaux, 1 hélicoptère des garde-côtes, 2 bateaux de la douane, 1 des carabinieri et 1 avion de Frontex. Se retrouver à faire les portiers de l’Union européenne n’était probablement pas ce à quoi ils aspiraient en s’engageant.

Avant notre départ, les gendarmes ont noté les coordonnées de Boats 4 People : qui sait, peut-être se mettront-ils à envoyer des renseignements de première main au projet d’observation civile du transit des migrants par la mer, Watch The Med, lancé en collaboration avec Boats 4 People. Les cartographes arabes représentaient la Méditerranée à l’inverse, avec les côtes africaines dans la partie supérieure de la carte, et celles européennes dans la partie inférieure. Si aujourd’hui des « pauvr’hommes » prennent une petite barque pour se diriger vers l’Europe, dans l’histoire de l’Humanité, le Nord ne reste pas toujours en dessus, et le Sud en dessous.

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