Théâtre : Ô temps, explose en vol !

Alexis Michalik imagine une fantaisie virtuose où époques et cultures se croisent.

Anaïs Heluin  • 13 septembre 2012 abonné·es

Confisqué depuis toujours par des idéologues en tout genre, le récit historique souffre aujourd’hui d’un mal supplémentaire : son accaparement par les stratégies de communication de grandes entreprises, autrement dit le storytelling. C’est ce constat qui a décidé le jeune metteur en scène Alexis Michalik, surtout connu pour ses adaptations scéniques de Shakespeare, à écrire sa première pièce, le Porteur d’histoire. Succès du Off d’Avignon en 2011 et en 2012, le spectacle est construit comme un feuilleton historique et littéraire haletant, où les époques et les territoires se rencontrent en un joyeux méli-mélo de faits divers inventés et d’événements inscrits dans le cours de la grande histoire.

Nulle hiérarchie, nulle chronologie qui vaillent pour l’auteur et ses cinq comédiens. Choisis pour leurs qualités de jeu autant que pour leur amour du conte, ces derniers ont participé à l’écriture du texte. À travers des séances d’improvisation et des rencontres organisées selon la tradition de la veillée, ensuite utilisées par Alexis Michalik pour élaborer une écriture cohérente dans son hétérogénéité, un récit labyrinthique fait d’éléments disparates. À elle seule, la méthode de construction de la pièce traduit une vision particulière de l’histoire. Qui, loin du storytelling qui instrumentalise les faits, trouve sa raison d’être dans le partage, dans le plaisir et la liberté de faire du passé une fiction extravagante. Sorte de poupée gigogne remplie de personnages délirants, de paysages arides ou luxuriants, Martin Martin incarne la fantaisie narrative de l’auteur. Interprété avec drôlerie et vivacité par Éric Herson-Macarel, ce protagoniste n’est autre que le « porteur d’histoire ». Celui qui débarque un jour dans le petit village algérien de Mechta Layadat, se rend chez Alia Ben Mahmoud (grave et envoûtante Évelyne El Garby Klai) et sa fille Jeanne (Magali Genoud, frêle et très juste en femme du XIXe siècle), qu’il captive avec une fable délicieusement alambiquée dont il est le héros. Et dans laquelle il part à la recherche du trésor de la famille fictive des Saxe de Bourville, en traversant époques et frontières. Illustres inconnus et personnalités telles qu’Alexandre Dumas ou Marie-Antoinette croisent son chemin, tissant chacun un fil du canevas théâtral. Sur une scène presque nue, meublée de cinq tabourets et d’un tableau noir en guise de mur du fond, les comédiens donnent vie aux divagations maîtrisées du « porteur d’histoire », chef d’orchestre verbal en plus d’être un réservoir à anecdotes. Comme si, pour exister, le passé n’avait besoin que d’un conteur et de corps anonymes, intemporels et capables de revêtir n’importe quel masque. Ainsi, les artistes quittent leur costume noir initial pour adapter leurs tenues aux différentes phases du tourbillon initié par Martin Martin. Hier n’est donc qu’une mascarade, un jeu de rôles semblable à ceux que s’inventent les enfants.

L’allusion à l’enfance est aussi générée par le jeu dynamique des acteurs et par l’explosion ludique qui préside à chaque ouverture d’un nouveau récit dans le récit, et fait avancer un peu la chasse au trésor. D’un coin perdu dans les Ardennes à un petit village algérien, du XIVe siècle atteint par la peste noire au XXIe siècle, en passant par le XIXe siècle avec la conquête de l’Algérie et l’empire français, l’auteur et sa troupe égrènent des indices. Qui, en plus de déboucher sur une solution, font de l’histoire un phénomène ancré dans le présent. Libérée, l’histoire est restituée à elle-même, et le résultat est jubilatoire.

Théâtre
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