Stéphane Hessel ou l’élégance suprême

Décédé le 27 février à l’âge de 95 ans, l’homme était marié à l’histoire, à la fois romanesque, politique, sociale. Nous revenons ici sur le parcours exceptionnel de cet éternel indigné.

Olivier Doubre  et  Jean-Claude Renard  • 7 mars 2013 abonné·es

Noir sur blanc. Le visage est grave face à l’objectif. Visage creusé, la bouche presque pincée. Prêt à en découdre, le vieil homme tient entre ses mains une pancarte, « Stop ». En voix off : « Me voici devant tous. Un homme plein de sens, connaissant de la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître, ayant éprouvé des douleurs et les joies de l’amour, ayant su quelquefois imposer ses idées, connaissant plusieurs langages… » Le phrasé assuré s’estompe, s’efface devant les images de chaos de la révolte syrienne.

Fixée par Sarah Moon, pour une campagne médiatique soulignant deux ans de soulèvement populaire en Syrie (voir p. 22-23), l’image a valeur de synecdoque. La partie pour le tout. Et inversement. Celle d’un homme déterminé. Cornaqué furieusement aux droits de l’homme. À la liberté. Sans frontières ni entraves.
Stéphane Hessel est né le 20 octobre 1917, à Berlin, dans une famille juive. Franz, son père, est écrivain, poète et traducteur. La famille déboule à Paris en 1924. Sa mère, Hélène Grund, vit une passion avec Henri-Pierre Roché, une relation triangulaire, entre amour et amitié, que son père livre dans un récit autobiographique (bien avant le Jules et Jim de Roché, publié en 1953, adapté par Truffaut). Pour le fiston, c’est un début dans la vie. Et déjà du rocambole dans l’air.
École communale, École alsacienne, premiers émois devant la poésie, de Shakespeare à Rimbaud, bac philo puis la London School of Economics, tandis qu’outre-Rhin Hitler accède au pouvoir. En 1937, le tout jeune Hessel est reçu à Normale sup, étudiant étranger puis naturalisé français, pas peu fier de recevoir son papelard signé Léon Blum, qu’il a soutenu au long du Front populaire. Dans la foulée, il est reçu rue d’Ulm, cette fois en citoyen français.

Septembre 1939. Tombe la guerre. Hessel est mobilisé, affecté à Forbach, à la tête d’une section d’infanterie. Prisonnier et rapidement évadé, avec l’idée de rejoindre la France libre. Varian Fry l’y aide. En 1941, il est à Londres, intègre le Bureau central de renseignement et d’action (BCRA). En mission en France, il est arrêté par la Gestapo. Torturé des mois sans rien révéler qui vaille. Déporté à Buchenwald puis à Dora. Une évasion manquée, puis une autre. L’idée de « prisonnier » n’ayant jamais sis à cet homme. Ni pour lui ni pour les autres.
À la Libération, Hessel réussit le concours du Quai d’Orsay, conduisant à la diplomatie. Le hasard le mène à New York, en assistant d’Henri Laugier, tout frais secrétaire général adjoint d’une ONU à peine créée. Et c’est en coordinateur qu’il assiste, en 1948, à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Plus tard, il tiendra beaucoup à ne pas endosser un rôle de corédacteur qu’il n’a pas tenu.

Suivra un long chemin au Quai d’Orsay, le diplomate occupant différents postes, avec une parenthèse à Matignon, au bureau de la communication de Pierre Mendès France, en 1954. D’une charge à l’autre, il accompagne la décolonisation. Conseiller à l’ambassade d’Alger en 1964, il y fait l’apprentissage de la coopération, plus enthousiasmante que la diplomatie. Dans le prolongement, il devient adjoint au programme des Nations unies pour le développement.

Hessel n’a jamais choisi le prestige des postes, mais ceux qui lui paraissaient utiles. Ce sera encore le cas sous le septennat Giscard, à la tête de l’Office national pour la promotion culturelle des immigrés. Ce n’est pas un carriériste. À peine élevé à la dignité d’ambassadeur de France, au lendemain de l’élection de François Mitterrand, il prend sa retraite. On est en 1982.

La retraite de Stéphane Hessel n’en sera pas une. Successivement membre de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle, ancêtre du CSA, puis du Haut Conseil à l’intégration. Au premier plan pour soutenir à Paris, en 1996, les sans-papiers réfugiés à l’église Saint-Ambroise, puis à celle de Saint-Bernard. Le voilà projeté sur la scène médiatique. L’immigration et la défense des sans-papiers deviennent ses combats, avec la Palestine, qu’il a découverte en 1991, l’œil rivé sur les droits de l’homme. Dans son gai savoir, Hessel n’a jamais rien lâché. Un sourire aux lèvres, l’optimisme comme moteur.

Automne 2011. Ça fait trente ans que Stéphane Hessel se fait vieil homme. Inoxydable. Pliant le temps à sa main, en coliséen et Sisyphe dégingandé. Nicolas Sarkozy est à l’Élysée depuis 2007. Le moment ou jamais pour revenir aux valeurs fondamentales, ces valeurs bafouées du Conseil national de la Résistance qui lui sont chères. Livrées dans un opuscule de quelques pages, Indignez-vous ! Sans à-valoir, sans droits d’auteur. À la réception timide. Quelques mois plus tard, l’ouvrage sonnera comme une commotion.

La commotion d’une époque dont les mouvements de protestation, sociaux et politiques, épars, se cherchent. Indignez-vous ! apparaît soudain comme la corne de ralliement des colères des jeunes et des moins jeunes contre la dictature de la finance, le recul des États, l’accroissement de la pauvreté et de la précarité. De tous les déficits de démocratie. Rapidement, deux millions d’exemplaires sont vendus en France. Son petit éditeur montpelliérain, Indigène, peine à tenir le rythme des réimpressions et des demandes de traduction. Près de quatre millions et demi d’exemplaires sont achetés dans le monde. Le mouvement contre les expulsions et le chômage en Espagne décide de se nommer « Los Indignados ». Le titre est aussi une référence du mouvement Occupy Wall Street à New York. Au cours des printemps arabes, le livre est brandi comme un étendard, un appel à la mobilisation.

Ce rappel aux valeurs fait soudain d’Hessel le personnage qui résonne avec son époque. Qui la raisonne aussi. Sans cesse appelé sur les terrains de lutte, et avec une énergie impressionnante, il vient à plus de 90 ans apporter son soutien sans parcimonie. Le personnage, toujours impeccable en costume-­cravate, n’est pourtant pas un révolutionnaire. En bon diplomate adepte de la négociation et de solutions pragmatiques, il apporte son soutien à François Hollande en 2012. D’abord pour chasser Nicolas Sarkozy, qui représente tout ce qu’il honnit.
Un soutien qui ne manque pas de faire grincer quelques dents à l’extrême gauche, prompte à juger le vieux monsieur jaloux de sa liberté au prisme étroit de la radicalité. L’homme est aussi violemment attaqué par les soutiens aveugles d’Israël, dont certains, comme Pierre-André Taguieff, vont jusqu’à l’accuser d’avoir compté parmi les kapos de Buchenwald. Autant de calomnies qu’Hessel choisit d’ignorer, sûr de son parcours et de ses engagements, notamment en tant que juif défendant les Palestiniens, ne cessant de rappeler que la politique d’Israël – État auquel il est attaché et qu’il a vu naître avec enthousiasme à l’ONU en 1948 – mène ce pays à sa perte.

Au soir du décès de Stéphane Hessel, une petite foule se rassemble place de la Bastille devant sa photo et allume des bougies dans le froid de février (voir reportage sur Politis.fr). L’émotion est palpable. Des anonymes se pressent pour se saisir du micro et témoigner leur affection à celui qui leur a redonné espoir. L’espoir né de l’indignation. Que Stéphane Hessel incarnera à jamais.

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