A-t-on vraiment besoin de latin en Seine-Saint-Denis ?

L’incapacité des gouvernants à saisir l’urgence sociale en banlieue nord est alarmante, et le domaine éducatif en est emblématique.

Vincent Vilmain  • 13 juin 2013 abonné·es

« Franchement, entre nous, a-t-on vraiment besoin de latin en Seine-Saint-Denis ? » Non, une telle affirmation n’émane ni d’un cadre du Front national ni d’un responsable de la Droite populaire. Ce propos a été tenu à la Direction des services départementaux de l’Éducation nationale de Seine-Saint-Denis par un fonctionnaire de la République, devant une délégation d’enseignants venus réclamer des moyens non pas supplémentaires mais simplement équivalents à ceux obtenus l’année précédente. En Seine-Saint-Denis, plus qu’ailleurs, le changement peine à se faire sentir… Le reste de l’entretien est à l’avenant : mépris absolu envers les enseignants, invités à lire la presse pour prendre le pouls de la crise sévissant en Europe afin de réviser leurs revendications astronomiques, et discours fallacieux sur l’indispensable équité républicaine qui demande un rééquilibrage des moyens sur l’ensemble du territoire national. Le tout laissant entendre que la Seine-Saint-Denis, en particulier ses collèges classés zone d’éducation prioritaire (ZEP), priverait de subsides le reste de la France. S’ajoute enfin, au passage, une surprenante affirmation sur les élèves non-nageurs de Seine-Saint-Denis, une « spécificité » du département, étrangement reliée à la présence importante « d’élèves maghrébins ».

Cet ensemble navrant pourrait éventuellement prêter à sourire – et encore – s’il était servi dans le cadre du café du commerce, mais, tenu dans ce contexte, il reflète comment, au sein des structures éducatives, se banalisent à la fois les discours racialisants, discriminatoires, et le principe d’une gestion économique de l’enseignement. Rien ne manque dans ce discours : rhétorique de connivence à relents raciaux, résurgence d’ a priori ethnicisants pour expliquer des problèmes sociaux, idée qu’une matière comme le latin – certes plus qu’optionnelle dans la vie de tout un chacun, mais clé incontournable pour toute personne espérant franchir les portes de verre menant aux structures d’élite de notre République – conviendrait aux élèves de certaines parties du territoire, mais certainement pas aux séquano-dionysiens. Ensuite, renversement indu de la perspective sociale, faisant du département le plus pauvre et le plus fragilisé de France un territoire privilégié au détriment de la France silencieuse, pourtant ô combien plus méritante, et enfin mépris, même plus masqué, du corps enseignant, caricaturé une nouvelle fois en accapareur et profiteur inconséquent.

Le développement de ces idées et surtout la libération nauséabonde de la parole – magnifique legs de dix ans de sarkozysme – sont des éléments contre lesquels il convient de lutter sans relâche. Ce type de propos est une honte que les Français ne doivent ni accepter ni tolérer. Les périodes de crise sont certes propices au repli sur soi, à la recherche de boucs émissaires et à la stigmatisation de l’Autre, mais les habitants de Seine-Saint-Denis ne survolent pas la crise. Ils la vivent plus intensément et pour beaucoup depuis bien plus longtemps que la moyenne nationale. L’incapacité persistante des gouvernants à saisir l’urgence sociale en banlieue nord est plus qu’alarmante aujourd’hui, et le domaine éducatif en est emblématique. Oui, le taux de réussite au baccalauréat est, en Seine-Saint-Denis, de dix points inférieur à la moyenne nationale, et les élèves de primaire du 93 sont ceux dont les acquis sont, en moyenne, jugés les plus insuffisants. Mais l’État dépense – selon les calculs de la Cour des comptes – près de 50 % de plus pour un lycéen parisien que pour son homologue au nord du périphérique. Quant aux élèves du primaire, depuis les catastrophiques suppressions de postes de la décennie 2000, ils perdent l’équivalent d’une année de scolarité, faute de remplacements des instituteurs absents ou faute d’instituteurs tout simplement. Ces données ne doivent pas être perdues de vue, au risque de laisser les vecteurs de la droitisation de la société le droit de vomir les « immigrés » et le peu de cas que ces derniers feraient des moyens « extraordinaires » déployés à leur endroit dans les ZEP. Reste, selon un rapport du ministère du Travail, qu’à niveau social de départ égal (donnée de plus en plus ignorée) un enfant d’immigré, y compris passé par les établissements de Seine-Saint-Denis, prend tout autant l’ascenseur social qu’un enfant de parents non-immigrés. Ces faibles conquêtes de l’éducation prioritaire auraient été impossibles sans l’investissement évident d’une grande majorité des familles. Cependant, la Seine-Saint-Denis ne fixe pas suffisamment encore ses nouvelles élites nées et formées dans le département, lequel continue par ailleurs d’accueillir de nouvelles populations immigrées. Par conséquent, l’investissement éducatif y est toujours autant nécessaire.

Or, les autorités du rectorat de Créteil nient cette évidence. Avant la très prévisible remise en question des ZEP, elles lancent un ballon d’essai en commençant par supprimer les heures dites « 93 », durement gagnées en 1998 face à Claude Allègre, après plus de deux mois de grève, pour faire reconnaître qu’un investissement supplémentaire était nécessaire afin que l’égalité, scandée à l’école, ne soit plus perçue par les élèves comme un concept au mieux creux, au pire hypocrite. C’était un an après la victoire de la gauche plurielle. Aujourd’hui, une année a passé depuis la victoire d’une gauche promettant le changement après dix années de mise à sac de l’Éducation nationale. C’est le moment pour le ministre Vincent Peillon de cesser ses promesses vagues, de reprendre en main certains personnels des rectorats – sans doute pas encore avertis du changement de cap –, de renforcer les moyens partout où l’éducation doit être prioritaire afin de permettre ce rééquilibrage territorial qu’appelait l’an dernier de ses vœux l’actuel président de la République.

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