Luciana Castellina : Venue au monde

Cofondatrice d’Il Manifesto, Luciana Castellina raconte, à partir de son journal d’adolescente, son éducation sentimentale et politique.

Olivier Doubre  • 6 juin 2013 abonné·es

Découvrir le monde, selon le titre de son beau livre autobiographique consacré à ses années d’adolescence, fut l’occasion pour Luciana Castellina de découvrir la politique. Et, au cours des deux dernières années de la Seconde Guerre mondiale, puis dans l’immédiat après-guerre, de se rapprocher progressivement du Parti communiste italien (PCI), auquel elle adhère finalement en 1947. C’est qu’elle avait en quelque sorte pressenti, sans bien le comprendre alors, que la politique, l’engagement, le militantisme, la feraient « grandir », s’épanouir. Venir au monde en venant à l’âge adulte.

Ce pressentiment, Luciana Castellina l’a éprouvé le 26 juillet 1943 à Riccione, une chic station balnéaire voisine de Rimini, sur la côte adriatique romagnole. Ce jour-là, elle entame un Journal, auquel elle accole immédiatement l’adjectif « politique ». Car, sans prévenir, la politique vient de surgir dans la vie de la jeune fille de 14 ans – issue de la meilleure bourgeoisie romaine –, qui ne connaît alors que la « petite et asphyxiante Italie fasciste ». La veille, en effet, à la fin d’une chaude après-midi d’été, Luciana jouait au tennis sur le court privé de la villa du Duce avec sa camarade de classe, Annamaria Mussolini, quand un officier est arrivé pour chercher cette dernière : « Mademoiselle, il faut partir. Tout de suite ! » À Rome, après avoir été désavoué par le Grand Conseil fasciste, le dictateur a été arrêté au sortir d’une audience avec le roi Victor-Emmanuel III. Le régime fasciste vient de s’effondrer. Même si cet effondrement n’est pas encore définitif…

C’est à partir de ce Journal politique d’adolescente, ou plutôt d’adulte en devenir, commencé alors qu’elle n’est encore en fait qu’au sortir de l’enfance, journal retrouvé des décennies plus tard, que Luciana Castellina va retracer ces années de « découverte du monde », de la politique, des inégalités sociales, de l’histoire. Avouant souvent sa gêne d’adulte devant la fréquente naïveté ou la désinvolture de ces écrits d’une jeunesse trop aisée. À sa relecture, ayant par la suite plongé frénétiquement dans le militantisme au sein du PCI, elle se tient même fortement rigueur des « sottises » dont est rempli le Journal de ses 15 ans : alors que se déroulent « les deux années les plus intéressantes, politiquement, de l’après-guerre, 1945 et 1946,  [elle s’] exile dans la bêtise la plus lamentable ». Mais elle y relit aussi la façon dont elle et l’ensemble de ses amis sont alors « tous “saisis” par l’Histoire, par la réalité qui nous entoure, même si, pour ceux qui, comme moi, n’avaient pas l’âge de vivre la Résistance, ni de connaître l’antifascisme conscient, le chemin a été plus long et plus tortueux »

Or, dans ce milieu ultra-protégé et privilégié qui est alors celui de la jeune fille, la guerre et la répression ont pourtant fini par arriver. Ne serait-ce que du fait des restrictions et du rationnement alimentaire, mais aussi des lois raciales antisémites que le régime mussolinien adopte en 1938, après son alliance avec l’Allemagne hitlérienne. La famille maternelle de Luciana, de Trieste, est en effet pour une bonne part d’origine juive, et les derniers mois de l’occupation de Rome par les nazis seront vécus dans l’angoisse des rafles, puisque, dans leur villa, se cachent cousins et tantes « non-aryens ». Mais à la Libération, tout à coup, « tout nous parvient en une seule fois », après des années d’isolement culturel dû au fascisme. Luciana Castellina découvre alors l’existentialisme sartrien, les avant-gardes artistiques jusqu’ici censurées, Chagall, les surréalistes, le cubisme, Picasso… La peinture devient sa passion et elle tentera de devenir artiste. En vain.

Si sa position sociale lui permet de rencontrer alors quasiment tout ce qui compte parmi les élites politiques, intellectuelles et artistiques, Luciana Castellina observe (et subit elle-même) l’attraction irrésistible des milieux de l’art et des lettres pour le PCI. Et, comme beaucoup, elle en devient bientôt un membre actif, quoique fort jeune. Ce qui ne va pas toujours être confortable au début : elle est une «  pariolina  », une habitante du quartier le plus huppé de Rome, Parioli, composé de magnifiques villas dominant le cœur de la capitale italienne. Au sein du Parti, on ne se privera pas de le lui rappeler dans les premiers temps de son engagement. Sa condition de bourgeoise, elle n’en avait pas vraiment conscience jusqu’alors. « C’est seulement quand je me suis inscrite au PCI que cette définition m’a été appliquée pour me signifier que, en tant que bourgeoise, je ne pouvais pas être une vraie révolutionnaire  […]. C’est aussi pour cela que je me jetai à corps perdu dans le militantisme politique : pour me faire pardonner. » Ce livre, composé à la fois d’extraits, brefs pour la plupart, de son Journal et de souvenirs relatés dans la belle écriture de celle qui deviendra une journaliste éminente de la presse du Parti, avant de rejoindre son aile gauche et de participer à la création du Manifesto, est en fait le récit d’une éducation politique et d’un apprentissage de la réalité sensible du monde. Et un document sur une époque fondatrice.

Idées
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