Où nous mèneront la sondagite et la technoïte ?

Contre la tragédie du veuvage des chaussettes, un geek suisse a développé une « appli » de détection des chaussettes esseulées.

Stéphan Beaucher  • 4 juillet 2013 abonné·es

Avec le téléphone et plus encore avec Internet, il devient facile et peu coûteux de réaliser un sondage. Tout cela s’accommode aussi allégrement que fréquemment des précautions statistiques d’usage (taille et représentativité de l’échantillon, marge d’erreur des réponses, etc.) et on nous sonde sur tout, c’est-à-dire sur n’importe quoi. C’est ainsi qu’un « institut » – car il en va des sondages comme de la beauté, tous deux ont leurs « instituts » – nous révèle que les chaussettes orphelines font partie des causes les plus fréquentes d’accrochage dans le couple. Au vu du nombre d’hommes qui savent à peine où se situe le lave-linge, et encore moins comment on le met en marche, on imagine aisément d’où part la querelle. Franchement ! On aurait pu imaginer que construire une vie à deux, sans même parler des enfants, est déjà un exercice suffisamment délicat au quotidien pour qu’on n’ait pas besoin d’aller se chercher des noises pour des histoires de chaussettes… Eh bien si ! C’est comme ça ; l’humain est ainsi fait.

Il se vend en France 400 millions de paires de chaussettes par an, soit six par habitant. Ces millions de paires ne viennent pas toutes, loin s’en faut, en remplacer des millions d’autres. Dans leur grande majorité, elles s’ajoutent à des dizaines déjà existantes. Et c’est bien là le drame ! Il en va des chaussettes comme de l’humanité : les deux moitiés n’ont pas la même espérance de vie. Entre celles qui s’égarent dans les méandres du circuit du linge sale, celles qu’on oublie au vestiaire du club de foot et celles qui se percent avant leur âme sœur, une partie non négligeable du stock (mais l’institut de sondage ne nous en donne pas la proportion) perd sa compagne. Afin de résoudre cette double tragédie – le veuvage des chaussettes et l’incident conjugal –, un geek suisse a eu une idée qu’il qualifie de géniale : il a inséré une puce dans ses chaussettes et a développé une « appli » (c’est comme cela qu’on dit) de détection de chaussette esseulée. Tel Christophe Colomb s’aventurant dans la jungle des Caraïbes, casque colonial sur la tête et sabre au clair, vous explorez votre logis, pièce par pièce, smartphone à la main. Le souffle court, guettant le bip qui provoquera immanquablement un ouf de soulagement.

Voilà, on en est là… Mais, au-delà de son côté futile, l’anecdote pose question. Notre geek n’aurait-il pas mieux fait d’investir son génie dans quelque chose qui ait un minimum de sens ? En d’autres termes : tout ce qui est techniquement faisable est-il socialement utile ? Je me garderai bien de trancher mais je sais que dans mon secteur, la politique des pêches, faute de s’être posé la question en des termes similaires, on a frisé la catastrophe. Quel rapport avec ma problématique de chaussettes ? J’y viens. Jamais, en ce domaine, on ne s’est interrogé pour savoir si ce qui est techniquement faisable est éthiquement acceptable. Jamais on n’a remis en cause la toute-puissance de la technique et sa prééminence sur la réalité biologique des stocks et leurs dynamiques de population. Dans ce ridicule aveuglement, on a failli tuer tous les stocks et les pêcheurs qui en vivent. Avec son gadget dérisoire, notre geek n’a fait que toucher le fond de la vacuité et du ridicule. Or, nous le savons depuis longtemps, le ridicule ne tue pas. Sauf en matière de politique publique de gestion des pêches, où il peut précipiter un tiers de l’humanité de la précarité alimentaire vers la famine.

Une jeune auto-entrepreneuse s’est elle aussi attaquée au problème des chaussettes orphelines, ce qui confirme que c’en est bien un (de problème). Elle l’a résolu à sa manière, c’est-à-dire qu’elle a apporté une réponse basique à un problème basique. Bon, d’accord, c’est rustique, mais… Elle a tout simplement eu l’idée de vendre ses chaussettes, toutes de la même couleur, par liasses de vingt. Certes, ça ne figurera pas dans la rubrique « high-tech » de nos hebdos sur papier glacé ; certes, ça n’est pas « tendance » (si j’ai bien compris, maintenant il faut dire « swag »), mais, le temps que nous perdions dix-neuf chaussettes, notre ménage au bord du gouffre aura le temps de se rabibocher ! Ah ! j’oubliais. La merveille technologique de notre Géo Trouvetou suisse vaut tout de même 140 euros la paire. À ce prix-là, on est en droit d’exiger que la puce résiste à l’eau et à la lessive. Sinon, à 140 euros la paire de jetables, cela nous mettrait la chaussette au prix du safran !

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