Le conteur interrogatif

Yannick Jaulin partage avec le public ses incertitudes sur le rôle du conte aujourd’hui. Avec humour, amour et un usage inventif de la langue.

Gilles Costaz  • 5 décembre 2013 abonné·es

Parce qu’on n’échappe pas aux pressions des modes et des urgences, le mouvement des conteurs semble amorcer un déclin. On parle moins des Bruno de La Salle et Pépito Matéo, bien que ce dernier parle sans détours de la France des cités. Ils sont toujours actifs, et les festivals de « parleurs » toujours nombreux, mais le vent a tourné. Les amuseurs de tous poils occultent le paysage. Les ricaneurs sont en train de dévorer tous les espaces de convivialité théâtrale. Malgré tout, Yannick Jaulin, le Poitevin, l’inventeur du « nombril du monde », à Pougne-Hérisson, ne déserte ni le terrain ni le terroir. Le titre de son nouveau spectacle, ** Conteur ? Conteur !, est une profession de foi. Non, il ne renonce pas à ce métier, il contera jusqu’à la fin des temps ! Pourtant, il est l’un de ceux qui se sont le plus méfiés de la profession, et il a suivi d’autres voies pour se renouveler.

Ainsi, Yannick Jaulin est entré dans la troupe du Libano-Québécois Wajdi Mouawad pour être acteur et se mêler au monde mythologique de cet auteur. Puis il a repris sa vie plus au moins solitaire – il soumet ses spectacles, son écriture et son jeu au regard d’une collaboratrice, Valérie Puech. Il a d’abord créé un récit sur l’oiseau disparu de l’île Maurice, le Dodo, histoire de replonger dans la foisonnante nuit des temps. Le voilà qui revient au conte proprement dit. En réalité, ce nouveau récital consiste à s’interroger sur la fonction du conteur. Jaulin en change même pas mal d’éléments tous les soirs. Que doit apporter un homme comme lui au public d’aujourd’hui ? C’est le fil rouge des soirées. En premier lieu, il traite, avec une douce causticité, de la ville qui l’accueille. Nous l’avons vu à Champigny-sur-Marne : la mairie communiste a eu droit à quelques observations sur son dogmatisme en matière de culture. Que dira Jaulin à Paris ? Sûrement pas des choses propres à faire trembler Bertrand Delanoë, mais pas non plus à le rassurer !

Jaulin fait un spectacle court – une heure et demie – mais utilise beaucoup de son passé et de ses spectacles antérieurs. Il laisse de côté le temps où il était conteur-rockeur et où la guitare électrique balançait des décharges aussi fortes que ses mots. Il en a juste gardé un sens de la provocation, qui surgit de façon plus secrète. Il se souvient qu’il a toujours mêlé les petits tableaux contemporains, nés d’une observation assidue des uns et des autres, et les récits archétypiques, embellis par les auteurs de l’Antiquité. Il reprend ainsi quelques éléments d’un de ses spectacles majeurs, J’ai pas fermé l’œil de la nuit, articulé autour de la visite d’un cimetière et de tout ce qui s’échappe des tombeaux. Ce qui est beau chez Yannick Jaulin, c’est l’écriture parlée, ces mots qui distordent la langue française pour prendre une tonalité poitevine, cet accent dans lequel il met autant d’amour que d’humour, et ce regard si tendre sur les gens, dont les ridicules deviennent des quartiers de noblesse. Le spectacle se termine par l’évocation d’un couple très âgé dont l’amour et la résistance à la mort prennent un caractère scandaleux au sein d’un village. C’est bouleversant. Enfin, Yannick Jaulin est un conteur interrogatif. Il a mis un point d’interrogation dans son titre ( Conteur ? ). Il en a mis un dans le nom de sa compagnie (Le Beau Monde ?). Voilà un homme qui ne nous écrase pas de ses certitudes ! Il partage avec nous ses histoires et ses questions. C’est ainsi qu’il ne ressemble pas aux autres conteurs palabrant au coin du feu social.

Théâtre
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