Journal d’une femme de sénateur

J’ai constaté que nul ou  presque ne retenait mon nom : au Sénat, je suis M. Benbassa.

Jean-Christophe Attias  • 6 mars 2014 abonné·es

Je suis le mari de la sénatrice verte aux cheveux rouges. Je ne suis pas que cela, bien sûr. Mais depuis son élection, en septembre 2011, il m’a bien fallu endosser le rôle du « conjoint ». Je ne brigue certes pas la douteuse fonction de « première dame du Val-de-Marne ». Il y a six sénateur(trice)s dans le département, et donc virtuellement six candidat(e)s à ce titre. Et j’y aspire d’autant moins que l’expérience prouve, jusqu’au sommet de l’État, que ces histoires-là peuvent finir mal… Cela étant, conjoint je suis et je me prête au jeu. On m’aura ainsi croisé, silhouette silencieuse, aux côtés de mon élue, à Fontenay-sous-Bois ou à Vitry-sur-Seine, soutenant tel(le) ou tel(le) candidat(e) aux cantonales ou aux législatives. On m’aura vu serrer poliment les mains d’inconnu(e)s et de célébrités, écouter des discours, grignoter des petits-fours et boire une coupe pour faire passer tout ça à telle ou telle cérémonie des vœux, à Créteil, à Arcueil, à Alfortville, à Orly ou à Limeil-Brévannes. J’ai même fait quelques manifs, notamment à Saint-Mandé, contre la vente d’immeubles à la découpe. Le 94 n’a plus de secrets pour moi. Enfin non, j’exagère.

Mais, là où l’on me verra le plus souvent, c’est au Sénat. Tout conspire à m’y attirer. La proximité de mon centre de recherche. L’excellent restaurant où il arrive qu’Esther ait le loisir de m’inviter. Le mystère de cette Haute Assemblée, surtout, où je n’avais jamais mis les pieds auparavant et dont je ne savais trop ce que l’on y faisait. Maintenant, je sais, et cela ne m’a pas dégoûté, figurez-vous. Passionnante, la chose politique, examinée sous le verre grossissant de cet étrange bocal qu’est le Sénat. J’y entre comme je veux, ou presque, grâce à la carte d’« époux » qui m’est délivrée chaque année (valable un an seulement, comme si les services du Sénat n’osaient miser sur la longévité des couples… ou des sénateurs). Je rôde là si souvent que le bruit a couru, au début, que ma sénatrice de femme m’avait embauché… comme assistant ! Je ne m’en suis pas offusqué. Il fallait bien qu’on trouve quelque raison logique à ma présence, voire à mon existence. J’ai d’ailleurs constaté que nul, ou presque, ne retenait mon nom : au Sénat, je suis M. Benbassa. Et pourtant, bien que fort libéral, je ne suis pas allé jusqu’à prendre le nom de ma femme…

Le fait est que je croise peu de conjoint(e)s au Sénat. Et pas souvent. J’ai bien été présenté à tel ou telle, mais je ne crois pas les avoir jamais revu(e)s par la suite. Quant à moi, si je suis là, souvent là, c’est pour d’inavouables raisons. J’aime l’épaisseur des moquettes, la majesté des escaliers, le décor outrageusement chargé, le poulailler inconfortable, pour auditeurs à jambes courtes, d’où l’on peut suivre, immobile et muet, les débats dans l’hémicycle. Et l’atmosphère électrique de la Salle des conférences, l’après-midi de la séance des questions au gouvernement. Au cœur de ce palais, je ne fais rien, je ne suis rien, presque personne. Exclu des cénacles où tout se décide, je ne fais que frôler les notables, entrevoir les ministres. J’observe avec un appétit féroce. J’essaie en vain de deviner ce qu’on ne me dira jamais. Je viens surtout soutenir ma sénatrice. Comme un amant son actrice, comme une épouse son footballeur. J’ai peur pour elle, je suis heureux pour elle et, naturelle faiblesse de mari, je l’admire. De savoir respecter – et transgresser les codes. Mettre le feu – et négocier. Sénatrice au plein sens du mot. Mais comme personne.

Ses conférences de presse ressemblent à tout – colloque, happening, meeting, sit-in – plutôt qu’à une conférence de presse. Elle n’oublie jamais qu’une cause, c’est d’abord des gens, qu’elle fait venir, qu’elle fait parler, et qui souvent s’avouent étonnés d’être là. Trans qui veulent changer d’état civil. Étrangers qui veulent voter. Gays et lesbiennes en mal de mariage ou d’enfant. Consommateurs de cannabis exigeant la légalisation. Prostitué(e)s refusant la pénalisation des client(e)s. Jeunes des quartiers qui n’en peuvent plus des contrôles au faciès. Ça fait désordre, c’est sûr. Mais, à ces moments-là, le globe se fissure et le Sénat commence à ressembler au monde où nous vivons vous et moi. Ces décalages, ces improbables rencontres en un lieu a priori protégé, voilà la République. La vraie, pas celle – abstraite – dont on nous rebat les oreilles. Sociétal, me direz-vous ? Mais non, social, rien que social. Vivre l’injustice au jour le jour et la refuser, à votre avis, c’est sociétal ou c’est social ? Bon, là, je m’emporte. Au Sénat, jamais. Je n’y suis que deux yeux. Comme au parti d’ailleurs. Pas adhérent, juste « coopérateur ». Il m’arrive bien de battre le pavé avec les autres. Guère plus. Manque d’engagement ? Peut-être. Je ne fais rien de mes pièces jaunes. Je ne délivre aucune infirmière bulgare. Même mes tweets, je les envoie au compte-gouttes, après m’être assuré de leur innocuité. Je m’inquiète seulement, parfois, de l’énorme quantité d’énergie que ma sénatrice verte aux cheveux rouges dépense sans compter pour des résultats souvent modestes, symboliques – mais aussi, parfois, décisifs. Cela dit, chez elle, l’énergie semble indéfiniment renouvelable. Normal. Elle est écolo, non ?

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