Resnais, l’audace du chercheur

Le réalisateur d’ Hiroshima mon amour et d’ On connaît la chanson , décédé à l’âge de 91 ans,  a inventé des formes pour dévoiler ce que l’on n’avait pas encore vu.

Christophe Kantcheff  • 4 mars 2014 abonné·es

La mort a pris Alain Resnais, à 91 ans, alors qu’il travaillait au film qui devait succéder à Amour, boire et chanter , en salles le 26 mars prochain. Son titre : Arrivée et départ . Plutôt littéral, puisque l’action se serait située dans une gare. Mais on peut aussi l’entendre autrement : comme le résumé d’une vie, à la manière d’Alain Resnais, tout en ellipse et légèreté.

Illustration - Resnais, l’audace du chercheur

C’est ainsi qu’on a aimé le voir, depuis vingt ou vingt-cinq ans, contrairement à l’image d’intello qu’il « traînait » à ses débuts, comme un homme délesté de toutes les pesanteurs. Les films de sa dernière période, disons depuis Smoking/No smoking (1993), y incitent aussi, qui ne s’embarrassent plus de réalisme, font la part belle à la variété ou à l’opérette, chantent le jeu des comédiens et ont même perdu la matérialité de leur décor : il n’y a plus de murs mais des incrustations dans Vous n’avez encore rien vu (2012), et des rideaux de scène dans Amour, boire et chanter…

Et pourtant. À l’image des méduses d’ On connaît la chanson (1997), apparitions anxiogènes et legs du surréalisme, qui fut l’une des influences les plus marquantes du cinéaste avec le cinéma muet et la bande dessinée, ces films sont discrètement travaillés par des ombres, peut-être notre inconscient, qui occupe une part importante de son œuvre ( Providence , en 1977), ou simplement le vertige ressenti par tous les vivants. « On bute à chaque minute au fait qu’on est condamnés, dotés d’une maladie incurable, car la mort est au bout, a-t-il dit en 2012. Si nous sommes des Terriens, nous sommes condamnés à nous poser ces questions indéfiniment. »

Oui, le facétieux, l’espiègle Alain Resnais, celui qui avait gardé l’insatiable curiosité d’un « enfant », comme l’ont attesté à maintes reprises ses acteurs fidèles et aimés – Sabine Azéma, sa complice sur un plateau comme dans la vie, Pierre Arditi, André Dussollier, Lambert Wilson… –, avait la mort en ligne de mire, peut-être avec plus de netteté à mesure qu’il s’en approchait.

En réalité, Alain Resnais n’a jamais changé, si ses films sont très différents les uns des autres – apanage d’un expérimentateur, d’un artiste qui refuse de se répéter. C’est le même, friand des ­feuilletons populaires et du théâtre de boulevard d’Henry Bernstein (dont il a adapté Mélo, en 1986), qui a réalisé Nuit et brouillard en 1955 ou La guerre est finie (1966), sur le franquisme.

Alain Resnais était sans aucun doute l’un des cinéastes les moins dogmatiques qui soient. Ne se coupant jamais d’une part de lui-même, ne séparant pas le monde en morceaux. Hiroshima mon amour (1959) en est l’exemple le plus illustre, qui mêle le traumatisme de la grande Histoire aux aléas amoureux d’une jeune femme (Emmanuelle Riva), et le documentaire à la fiction. C’est aussi vrai de ce film d’une inconsciente mais géniale audace qu’est Mon oncle d’Amérique (1980), qui n’assèche jamais la narration romanesque par la théorie, celle que développe à l’écran Henri Laborit, spécialiste des neurosciences.

Lier ce qui pourrait paraître inconciliable, sans écho, voire inconvenant (hors convention) d’associer, relève du montage. « Alain Resnais est le deuxième monteur du monde après Eisenstein » , a écrit Jean-Luc Godard. L’affirmation, qui vient d’un connaisseur, situe le cinéaste : non comme un technicien hors pair, mais comme un inventeur de formes. Il en est de même avec les travellings de Nuit et brouillard ou d’ Hiroshima mon amour (qui ont valu à Godard une autre formule archi-célèbre), ou la confrontation du son et des images dans Muriel, ou le temps d’un retour (1963), film impressionnant sur la guerre d’Algérie (1).

Ces formes nouvelles étaient (sont toujours) justes parce qu’elles atteignent une vérité, indicible par d’autres moyens – en cela, elles sont modernes. Une vérité sur le désastre et sur une humanité qui cherche à tâtons une issue. Si ces films déroutent, au bon sens du terme, c’est parce qu’ils allient l’éthique et l’esthétique.

Magnifique témoin du XXe siècle, au tempérament fonceur et inquiet, Alain Resnais n’avait, selon ses propres mots, qu’un seul critère en art : « C’est vivant ou c’est mort. » Son cinéma, à l’évidence, restera vivant pour l’éternité.

Cinéma
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