La médecine du travail harcelée

Défense d’établir un lien entre la pathologie d’un patient et ses conditions de travail ! Des praticiens révèlent ici comment des employeurs usent d’une faille juridique pour attaquer devant l’ordre des médecins les soignants trop sensibles à la souffrance des salariés. Une situation alarmante et qui prend de l’ampleur.

Thierry Brun  • 8 mai 2014 abonné·es

La sentence est tombée le 11 avril pour Jean Rodriguez, psychiatre au centre hospitalier public de Montfavet, près d’Avignon. Ce médecin, fondateur de la première consultation sur la souffrance psychique au travail, a écopé d’un blâme. Une sanction prononcée par la chambre disciplinaire du conseil de l’ordre des médecins du Vaucluse, à la suite d’une plainte déposée par Zôdio, une enseigne de décoration détenue par le groupe Mulliez. La condamnation concerne un « certificat médical qui fait le lien entre la pathologie présentée par la patiente et ses conditions de travail », explique Jean Rodriguez. Lequel n’a fait qu’écrire à un confrère, médecin du travail, pour lui signaler que sa patiente « est atteinte d’un syndrome de stress post-traumatique » nécessitant la prescription d’un traitement accompagné d’un arrêt de travail. « Ces plaintes d’employeurs sont présentées au conseil de l’ordre des médecins lorsqu’il y a des affaires juridiques prud’homales ou pénales, dans le seul but de disqualifier les certificats médicaux », explique Dominique Huez, vice-président de l’association Santé et médecine du travail, lui-même condamné à un avertissement par l’ordre des médecins du Centre. Dans le cas de Jean Rodriguez, Zôdio a dépêché à grands frais l’avocate d’un prestigieux cabinet, et l’enseigne a obtenu gain de cause. La chambre disciplinaire de l’ordre reproche au psychiatre une « description de faits auxquels il n’avait pas assisté ». Elle estime que les « écritures du praticien concernées doivent clairement faire la distinction entre les constatations médicales qu’il a opérées et les dires du patient se rapportant à l’origine des troubles décrits ». Et elle ajoute un motif de sanction qui laisse perplexe : le Dr Rodriguez « est personnellement engagé dans des actions menées aux côtés d’organisations syndicales ayant pour objectif de combattre “la souffrance psychique au travail” » .

Pour Jean Rodriguez, qui a décidé de faire appel, ce blâme est un coup dur. « Le directeur de l’hôpital a interdit les groupes de parole et d’entraide que j’organise. » Pire, « tout le monde est informé de cette sanction, jusqu’au procureur de la République. S’il y a récidive, je risque la suspension d’exercice. » Or, en plus de la salariée de Zôdio, le médecin psychiatre suit plusieurs salariés d’un magasin Auchan d’Avignon, « la première entreprise française à se mettre en grève contre le harcèlement moral au travail », affirme-t-il. Les salariés concernés « sont en appel au tribunal des affaires de Sécurité sociale  (Tass) pour reconnaissance en accident du travail, ainsi qu’un employé d’Alinéa », autre enseigne du groupe Mulliez. « Il faut savoir que c’est le groupe Auchan qui a introduit en France la méthode de management dite “par la terreur” », poursuit Jean Rodriguez. Mais les procédures au Tass « font encore l’objet de reports au bout de 5 ans » et risquent de traîner encore. « Le médecin n’a plus le droit d’évoquer les causes de la souffrance qu’il constate. Il n’a donc plus de moyen de traiter ces états ! », écrit le psychiatre dans une lettre d’appel au soutien. « Nous sommes dans l’impossibilité de constater toute psychopathologie comme le harcèlement et un état de stress post-traumatique », déplore Dominique Huez. « Je n’arrive plus à percevoir ce qui est possible pour un médecin », s’inquiète le praticien, qui alerte sur le grand nombre d’affaires traitées par l’ordre des médecins : « Les employeurs et les juristes d’employeurs ont trouvé une faille juridique pour discréditer un écrit médical, notamment un certificat, et provoquer son retrait. Le but recherché : faire en sorte que les médecins n’attestent plus du lien entre santé et travail. » Une pétition de soutien, lancée par Élisabeth Delpuech, Dominique Huez et Bernadette Berneron, trois médecins du travail traînés devant l’ordre, a réuni plus de 10 000 signatures. Elle indique que « les employeurs veulent ainsi déclencher un réflexe de peur et d’abstention de témoignage chez les médecins du travail ». Ces derniers sont malmenés par un décret de 2007 modifiant le code de la santé, qui facilite les plaintes d’employeurs contre un médecin auprès d’une juridiction comme l’ordre des médecins.

Ainsi, les avertissements, blâmes, voire des interdictions temporaires d’exercer, sont autant de menaces que les employeurs font peser dès qu’un écrit médical est présenté devant les tribunaux. « J’ai eu connaissance d’une quinzaine de dossiers sur autant de départements, indique Dominique Huez. Plus de la moitié des médecins attaqués par un employeur modifient leur écriture médicale, jusqu’à faire valider par l’employeur la modification qu’il désire. Cela met en danger la médecine du travail. » Les salariés sont les grands perdants ** de la multiplication de ces affaires. Car les médecins du travail et les psychiatres sont les « seules catégories d’experts reconnus pouvant établir le lien de causalité entre la pathologie et le travail, qui doit être direct et essentiel », rappelle Jean Rodriguez. « Les médecins qui ne veulent pas céder ou qui refusent les conciliations se retrouvent systématiquement devant la chambre disciplinaire régionale de l’ordre des médecins, et ils sont toujours condamnés, témoigne Dominique Huez. Pour l’instant, personne n’a été au Conseil d’État, mais certains l’envisagent pour faire valoir le caractère illicite de l’instruction des plaintes patronales et l’absence de fondement déontologique des condamnations ordinales. Elles ne reposent que sur des commentaires du code de déontologie, le principal commentaire étant qu’il est interdit de lier la santé au travail ! » L’ampleur du mouvement ** a suscité l’inquiétude d’organisations syndicales. La CGT confédérale est montée récemment au créneau. Présent dans le Conseil d’orientation sur les conditions de travail (COCT), instance nationale de concertation entre partenaires sociaux et pouvoirs publics, le syndicat a prévu d’intervenir sur ce sujet le 19 mai et de demander l’audition du conseil national de l’ordre des médecins.

« Ces affaires révèlent une inadaptation réglementaire de la saisine et du fonctionnement des juridictions de l’ordre des médecins »,* assure le syndicat. Il évoque le « détournement de l’objet des plaintes » devant l’ordre, lequel a plutôt vocation « à juger de conflits entre un patient et son médecin ». La CGT, l’association Santé et médecine du travail et le Syndicat des professionnels de la santé au travail (SNPST) rappellent que les conseils départementaux reçoivent à tort des plaintes d’employeurs et que ces affaires relèvent de la compétence du ministère de la Santé. Cependant, les courriers adressés en février par la CGT à Michel Sapin, alors ministre du Travail, et à Marisol Touraine, son homologue à la Santé, sont pour l’instant restés sans réponse.

Santé
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