L’épineuse question religieuse

Stéphane Lavignotte interpelle la gauche française sur son rapport complexe avec les croyances.

Olivier Doubre  • 4 septembre 2014 abonné·es
L’épineuse question religieuse
© **Les religions sont-elles réactionnaires ?** , Stéphane Lavignotte, éd. Textuel, 144 p., 13,90 euros. Photo : AFP PHOTO/ Rodrigo ARANGUA

Pasteur et théologien protestant, militant écologiste et ancien journaliste, Stéphane Lavignotte s’est attaqué à une question épineuse : celle de la place de la religion au sein de la gauche aujourd’hui. Peut-être encore plus épineuse aujourd’hui qu’à l’époque du « petit père Combes » et des joutes épiques qui ont divisé la France, et au sein même du peuple de gauche, au moment de l’adoption de la fameuse loi de 1905.

Car, aujourd’hui, certains à gauche, se posant en défenseurs intransigeants de cette laïcité « à la française », se retrouvent aux côtés des défenseurs « de l’identité chrétienne de la France », car « toutes deux soi-disant menacées par l’islam ». C’est donc peu dire que, comme le souligne Stéphane Lavignotte, « la question religieuse empoisonne les débats, dans les dîners de famille comme dans les organisations politiques,  [où] elle fait partie de ces sujets qu’on craint d’aborder car ils font rapidement monter le ton et se fâcher les personnes ». Néanmoins, le sujet est devenu aujourd’hui « incontournable » pour le camp progressiste. D’abord parce que pour ses adversaires, droite et extrême droite, c’est désormais une arme politique : « Créer un “eux” et un “nous” », entre « Français » (« Français de souche » ou même « chrétiens ») et « musulmans », entendez « étrangers » (pour ne pas dire Noirs et Arabes). C’est-à-dire diviser « ce populaire qui devrait être la base sociale de la gauche ». Mais aussi parce qu’en dépit du mouvement de sécularisation de la société, très souvent décrit depuis plus d’un siècle, la population française, notamment du fait des immigrations intervenues depuis les soixante ou soixante-dix dernières années, reste marquée par un sentiment religieux beaucoup plus important qu’on ne pourrait a priori le penser. Selon un sondage réalisé en 2011, 56 % des Français se déclarent croyants (soit un point de plus qu’en 2004), dont 47 % des moins de 25 ans ou des ouvriers. Parmi les employés, ils sont même 58 %. Si l’on observe les affinités politiques à gauche, 57 % des électeurs PS se disent catholiques ; au Front de gauche, au moins 35 %. Et il y a davantage d’électeurs du NPA ou de Lutte ouvrière croyants que parmi ceux du Front de gauche…

Longtemps militant parmi les jeunes de l’aile gauche des Verts, Stéphane Lavignotte a ensuite dirigé La Maison verte, à la fois maison de quartier et paroisse protestante au sein du très populaire XVIIIe arrondissement de Paris. Devenu pasteur et théologien, il mêle engagement social de terrain et travail intellectuel tourné vers les sciences sociales, s’intéressant aux débats relatifs aux questions de genre ou à la critique de la technique (influencé par la pensée de Jacques Ellul). S’il relève évidemment avec force que la part des croyants dans la société française ne diminue pas, y compris à gauche, son livre ne saurait être lu comme un plaidoyer en faveur d’une religion, voire des religions ou des croyances. Il s’attache au contraire à « penser depuis la gauche le fait religieux pour aller vers un monde plus juste et fraternel », dans une « approche laïque du fait religieux », armé notamment des outils de la sociologie et de l’histoire, notamment de la grille de lecture que constitue la lutte des classes. Et relève, comme Marx et surtout Engels, la « dualité » de la religion, avec son rôle de légitimation de l’ordre établi d’un côté, mais aussi, quand les circonstances sociales s’y prêtent, « son rôle critique, contestataire et même révolutionnaire ». À l’instar du catholicisme au Brésil, divisé entre théologie de la libération et théologie « de la prospérité », défendue par le haut clergé.

Stéphane Lavignotte souligne en particulier le travers très français, même au sein de la gauche hexagonale antireligieuse, consistant à penser (inconsciemment) « en catholiques » le fait religieux. À savoir par le biais « d’un regard sur la religion extrêmement formaté » par la culture et la pratique religieuses catholiques majoritaires, comme si toutes les religions fonctionnaient comme le catholicisme. Et ainsi à considérer les musulmans comme un groupe homogène, comme veulent le faire les islamistes eux-mêmes, sans réfléchir à la façon dont « les questions de classe traversent l’islam, et les religions en général ». Il s’agirait plutôt, pour l’auteur, de « renouer à gauche avec une politique de la main tendue », sans gommer les appartenances religieuses. On connaît notamment le rôle important joué au cours du XXe siècle par les chrétiens de gauche [^2]. Ainsi, en n’ignorant plus ces sensibilités présentes en son sein, parfois organisées en courants religieux « subversifs » (tels les mouvements gays et lesbiens chrétiens, les associations du christianisme social ou les églises féministes noires, dont Stéphane Lavignotte salue le rôle novateur), il serait possible de construire une gauche « plus large, plus inclusive des milieux populaires, des croyants, des personnes issues du monde associatif ». En pensant les séparations non pas entre croyants et non-croyants, mais entre courants de pensée progressistes et réactionnaires.

[^2]: Cf. À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche de 1945 à nos jours , Denis Pelletier & Jean-Louis Schlegel (Seuil, 2012), et Politis n° 1219, du 20 sept. 2012.

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