Couple en état de glace

Stéphane Braunschweig met de nouveau en scène le Norvégien Arne Lygre avec Rien de moi. Une écriture neuve, tout en incertitude.

Gilles Costaz  • 16 octobre 2014 abonné·es
Couple en état de glace
© **Rien de moi La Colline** , Paris XXe, 01 44 62 52 52, jusqu’au 21 novembre. À Nancy du 2 au 5 décembre. Texte français de Stéphane Braunschweig et Astrid Schenka aux éditions de L’Arche. Photo : Elizabeth Carecchio

Après avoir monté Je disparais, Stéphane Braunschweig revient à l’auteur norvégien Arne Lygre, dont il affectionne l’écriture économe, acérée et douloureuse. Lygre, ce sont des dialogues minimaux dont il ne faut négliger aucun adjectif, de peur de perdre le fil sur lequel les mots sont suspendus. Pourtant, la situation et l’histoire sont assez simples. Dans cette nouvelle pièce, Rien de moi, une femme et un homme, qui, sans être très âgés, ont un passé et des expériences qu’ils croient avoir oubliées, décident d’habiter ensemble. Ils ont une entente physique idéale – on en parle beaucoup chez Lygre – et veulent être ensemble à chaque instant. Mais l’homme dit que cela ne durera que quelques années ! Le reste du monde ne compte plus. Comme ils appartiennent sans doute à une classe privilégiée, cet homme et cette femme n’ont pas de problèmes d’argent, ils changent d’appartement, vont de la ville à la mer (en Norvège, il est vrai, la population est plus riche qu’ailleurs). Tout se déroule dans le bonheur, jusqu’au moment où le passé enfoui revient à la charge.

En effet, l’un et l’autre ont tout gommé. Elle n’avait pas caché qu’elle avait laissé à son mari un très jeune fils en quittant le domicile conjugal. Mais elle n’avait pas révélé qu’elle avait eu une fille, morte par noyade en s’entraînant au patin à glace. Lui n’avait pas parlé de ses relations difficiles avec sa mère. En somme, ils avaient repeint leur vie en blanc et ne s’attendaient pas à voir les images du passé revenir et s’imprimer sur cette blancheur. L’homme a affaire à sa mère, qui vient le revoir. La femme fait face à sa propre mère, qui fait resurgir de façon obsessionnelle le drame de la noyade, puis à son mari, qui veut récupérer son épouse à tout prix. Tout se lézarde. Mais le duo ne se séparera peut-être pas dans le bateau où il s’est embarqué. Comment savoir ? Ils s’accrochent à leurs mots. Il est sans doute encore trop tôt pour mettre une étiquette sur le théâtre de Lygre, qui, par sa nouveauté, nous échappe encore un peu tout en nous passionnant. Lygre ne fait aucune description sociale, mais ses pièces sont pourtant un tableau de société où les êtres affirment un bonheur illusoire et une suffisance parfois comique. En même temps, c’est la douleur intime qu’il explore, qu’il suit, non dans l’expression directe, mais dans la trace qu’elle imprime. D’ailleurs, ses personnages parlent toujours en décalage. Ils sont dans le récit, au passé ( « ai-je dit », « disais-je » ) ou au futur antérieur. Il y a sans cesse un glacis, une couche de glace ou de verre, comme une pudeur, un mystère, un voile d’incertitude.

Stéphane Braunschweig est très à l’aise avec ce théâtre mental. Il a conçu une grande boîte blanche où les personnages sont d’abord éloignés l’un de l’autre (alors que tout les rapproche) et où un cadre permet de faire entrer la mer, créant différentes aires de jeu dans l’espace – avec un effet très surprenant au dernier moment ! Tout l’art de Stéphane Braunschweig et de ses acteurs est d’être concret dans l’abstrait. Chloé Réjon, qui incarne l’amante, sait être un bloc de sensibilité et de secrets. Manuel Vallade joue moins avec l’émotion, car il figure un homme assez vaniteux ; il sait donner de la drôlerie en même temps qu’une vérité très quotidienne. Luce Mouchel parvient à jouer trois rôles avec délicatesse. Jean-Philippe Vidal, enfin, est le seul à avoir le cœur en bandoulière, apportant ainsi une touche imprévue à ce panel humain. Ce spectacle a la brûlure de la glace.

Théâtre
Temps de lecture : 3 minutes