Une justice environnementale

La préservation de l’environnement serait-elle un luxe de nantis ? Cette croyance escamote les milliers de mobilisations menées par des populations démunies dans le monde.

Patrick Piro  • 16 avril 2015 abonné·es
Une justice environnementale
© Photo : AFP PHOTO/Saeed KHAN

L’émission satirique « 7 jours au Groland » (Canal +) montrait il y a quelques années un « reportage » faussement loufoque comparant les modes de vie de Gérard Ranvard, « individu totalement indifférent à cette grande cause » qu’est le dérèglement climatique, et de Jérôme Ludion, « militant écologiste conscient de ses responsabilités ^2 ». Si le premier fait régulièrement grimper son compteur d’émissions de CO2 en prenant des douches trop chaudes, en cuisinant viande sur viande avec sa vieille cuisinière et en polluant avec une voiture diesel hors d’âge, le second est irréprochable, fan des énergies renouvelables, végétarien-équitable et propriétaire d’une voiture hybride. En récompense de tant d’efforts, Ludion s’offre une escapade à Marrakech. Et son compteur de CO2 explose tandis que Ranvard, avachi devant sa télé, remporte la compétition haut la main…

Toutes les enquêtes aboutissent au même résultat : les classes populaires ont un bilan carbone inférieur à celui des catégories plus aisées (Ademe 2009, Insee 2011). Alors qu’un cadre français émet quelque 8,6 tonnes de CO2 par an, un employé ou un ouvrier en génère environ 6,7 t. C’est-à-dire moins encore que ceux qui se déclarent « écolos convaincus » : 6,9 t en moyenne par an, selon l’Observatoire du bilan carbone des ménages, en 2011. Pourtant, les classes populaires bénéficient moins souvent de logements bien isolés (le chauffage peut représenter jusqu’à 95 % de la ponction énergétique de l’habitat) et elles vivent plus souvent loin de leur lieu de travail, en raison des prix du foncier, qui font porter sur les ménages périurbains 2,3 t/CO2 de plus par an qu’aux résidents de centre-ville. De fait, les milieux populaires utilisent majoritairement les transports en commun (1 % des émissions de CO2 des déplacements) et, s’ils utilisent leur voiture, c’est d’abord pour aller travailler, alors que les catégories supérieures surconsomment ce mode de transport pour leurs loisirs.
Les plus démunis n’ont certes pas les moyens de s’offrir des panneaux solaires ou des brocolis bio. Mais, indifférents ou non à l’environnement, leur empreinte écologique (émissions, ponction en eau, production de déchets, impact de l’habitat, etc) est plus faible que celle d’individus plus aisés, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité économique de surconsommer (biens, énergie, déplacements, loisirs). C’est vrai en France, c’est encore plus criant si l’on compare les pays du Nord et du Sud : entre un Palestinien, un Haïtien ou un Afghan d’un côté, et un États-unien, un Danois ou un Koweïtien de l’autre, l’empreinte écologique est multipliée par quinze ou vingt. Il y a quelques années, quand la Chine amorçait son grand décollage économique, des écologistes occidentaux s’effrayèrent en imaginant que des centaines de millions d’anciens pauvres devenus aisés y posséderaient bientôt une voiture : un cataclysme climatique en vue. Comme si les pauvres n’avaient d’autre perspective que de copier le mode de vie des classes aisées, dénonce le politologue Paul Ariès (voir p. 20), comme si l’écologie était une prise de conscience réservée aux pays riches ! Le sociologue barcelonais Joan Martínez Alier, qui étudie de longue date les conflits environnementaux, en vient à distinguer trois principaux courants en écologie : le « culte de la nature sauvage » (les conservationnistes) et « le credo de l’éco-efficacité » (le développement durable et la croissance verte), qui fleurissent dans les pays du Nord ; puis « l’écologisme des pauvres [^3] », qui regroupe des centaines de luttes affectant des communautés populaires, au Sud surtout. Ces luttes naissent sur des sites d’extraction d’hydrocarbures ou de minerais dans des territoires indigènes, dans des zones périurbaines où l’on abandonne des déchets, au voisinage d’installations industrielles à risques, telles que des complexes chimiques, sur des terres arables que veulent s’approprier des groupes agroalimentaires, dans des forêts rasées pour faire paître des bovins ou pousser des palmiers à huile destinés à satisfaire la demande du Nord, au bord de rivières polluées par les rejets toxiques d’orpaillage, dans des mangroves que détruisent les éleveurs de crevettes, ruinant les petits pêcheurs locaux, sur des îles où le tourisme chasse les autochtones, etc.

Et si ces acteurs n’ont pas été recensés comme « écologistes » avant les années 1980, c’est qu’ils n’utilisent pas le langage des milieux environnementalistes – préservation des milieux, protection des ressources, réserves intégrales. « Nous avons recensé près de 1 500 de ces conflits, dont près de 20 % ont débouché sur l’abandon des projets prédateurs ^4. » Dans un certain nombre de cas, il s’agit de populations indigènes défendant leur environnement au nom de principes sacrés. Les U’was d’Amazonie colombienne, pour qui le pétrole est le sang de la terre-mère, menaçaient Occidental Petroleum d’un suicide collectif en cas de profanation. Dans l’État indien d’Orissa, les Dongria Kondhs ont obtenu gain de cause contre l’entreprise minière Vedanta, qui voulait décapiter une montagne qu’ils divinisent. Joan Martínez Alier relève cependant que le principal ressort des populations lésées est la défense de leurs moyens de subsistance. Et il ne s’agit pas d’opportunisme : ces groupes ont généralement évolué de manière durable avec la nature, garantissant la préservation des milieux et de la biodiversité. C’est le cas des petits paysans qui cultivent sur brûlis par rotation, des communautés qui exploitent des produits de la forêt, des Sahariens d’In Salah qui dépendent de la nappe phréatique menacée de pollution par les forages algériens de gaz de schiste. « Dans le Tamil Nadu indien, le groupe Emmaüs a survécu en reconstituant une forêt dans une zone que l’exploitation agricole intensive avait rendue désertique », signale Jean Rousseau, président de la branche internationale du mouvement. Aux États-Unis, l’écologisme des pauvres a donné naissance au mouvement pour la « justice environnementale », en dénonciation d’une nouvelle forme de racisme : c’est dans les zones pauvres à population majoritairement noire, hispanique ou autochtone que l’exposition aux risques environnementaux est la plus importante – pollution de l’air et de l’eau, bruit, stockage de déchets…

Ce mouvement connaît aujourd’hui un développement nouveau avec la crise climatique. Le Grassroots Global Justice Alliance (GGJ), qui regroupe 50 organisations, a récemment endossé la bataille contre le dérèglement climatique. « Non seulement les communautés pauvres sont les premières touchées, comme on l’a vu avec l’ouragan Katrina, mais il nous apparaît clairement que cette crise est la conséquence de ce modèle prédateur qui marchandise tout, et contre lequel nous luttons déjà », commente Cindy Wiesner, directrice de GGJ. Le 23 septembre dernier, ce mouvement a coorganisé la manifestation qui a mis 400 000 personnes dans la rue à New York pour faire pression sur le sommet climat réuni à l’ONU.

[^2]: www.dailymotion.com/video/x5lp0j_ecolo-bobo_fun 

[^3]: L’Écologisme des pauvres, éd. Les Petits matins, 2014. 

[^4]: https://ejatlas.org 

Publié dans le dossier
L'écologie des pauvres
Temps de lecture : 5 minutes