Les lanceurs d’alerte bâillonnés

La directive « secret des affaires » est étroitement associée aux négociations sur le grand marché transatlantique.

Thierry Brun  • 24 juin 2015 abonné·es
Les lanceurs d’alerte bâillonnés
© Photo : AFP PHOTO / Emmanuel Dunand

En avril dernier, un appel européen demande aux eurodéputés de revoir la directive sur le secret des affaires lors de son examen en Commission des affaires juridiques du Parlement européen. La liste des premiers signataires est impressionnante : on y trouve Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, et Antoine Deltour, lanceur d’alerte dans l’affaire LuxLeaks, aux côtés de Gualtiero Michelini, président de Magistrats européens pour la démocratie et les libertés, Ignacio Fernández Toxo, président de la Confédération européenne des syndicats (CES), Martin Jefflén, président d’Eurocadres, Dominique Guibert, président de l’Association européenne des droits de l’homme (AEDH), et plus de 45 organisations de huit pays.

La loi commune s’applique de moins en moins aux firmes transnationales. Un mécanisme d’arbitrage, prévu dans le traité transatlantique Tafta en cours de négociation entre l’Union européenne et les États-Unis (mais déjà en vigueur dans de très nombreux traités de libre-échange), les en protège. Son nom ? L’Investor State Dispute Settlement (ISDS), en français le Règlement des litiges investisseur/État. Son principe ? Les différends entre la puissance publique et les entreprises sont réglés non pas devant les tribunaux nationaux et publics, mais devant une cour arbitrale privée, selon une procédure onéreuse, extralégale et sans possibilité d’appel. Les réparations demandées peuvent concerner aussi bien un investissement contrarié par une loi que le profit escompté de cet investissement. L’américain Lone Pine réclame ainsi 250 millions de dollars au Canada pour un moratoire québécois sur l’exploitation du gaz de schiste. Le suédois Vattenfall exige 4,7 milliards d’euros de l’Allemagne pour sa sortie du nucléaire…

Pourtant, le texte adopté le 16 juin dans un rapport de la Commission des affaires juridiques du Parlement européen a peu changé depuis cet appel. Les critères flous définissant le secret des affaires, très critiqués par les lanceurs d’alerte et les syndicalistes, n’ont pas évolué : il s’agit d’informations dont la confidentialité doit avoir une valeur commerciale et avoir fait l’objet de mesures de protection « raisonnables ».

« Un syndicaliste qui informe les salariés de Sanofi sur l’utilisation des aides publiques perçues par le groupe ou sur un plan social à venir pourrait être condamné », explique Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict-CGT) [^2], qui juge les quelques modifications apportées au projet de directive « très insuffisantes ». Patrick Henriot, du Syndicat de la magistrature, estime quant à lui que « la pénalisation du secret des affaires stérilisera les lanceurs d’alerte. Les entreprises auront un appui juridique pour protéger les informations jugées confidentielles par leurs dirigeants, ce qui n’existait pas auparavant ». La directive fait ainsi primer les intérêts commerciaux sur la liberté d’informer, la divulgation de « données à caractère commercial » étant passible de sanctions pénales.

Les lanceurs d’alerte constatent qu’aucune exception n’est prévue pour les protéger et que la norme pourrait être la justice luxembourgeoise. Celle-ci soupçonne par exemple le Français Antoine Deltour d’avoir volé des documents au cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) pour faire éclater le scandale LuxLeaks. Le lanceur d’alerte risque la prison et une grosse amende en vertu de la loi du Grand-Duché, de même que le journaliste Édouard Perrin, qui a révélé le scandale. « Il lui est reproché d’être coauteur, sinon complice, des infractions commises par l’un des anciens collaborateurs de PwC », indique un communiqué du parquet. Signe que la Commission n’est pas prête à revoir sa copie, le principe d’une directive sur la protection des lanceurs d’alerte a été récemment rejeté au motif qu’il est trop compliqué d’harmoniser leur situation entre les différents États membres.

Pour l’instant, le lobbying des multinationales l’emporte largement et pousse à l’adoption rapide du texte. Trois lobbys des multinationales européennes et américaines (BusinessEurope, National Association of Manufacturers et le Dialogue économique transatlantique) ont fortement recommandé d’intégrer la notion de secret des affaires dans les négociations commerciales entre les États-Unis et l’UE (TTIP/Tafta). Dans une lettre adressée en 2013 à Michael Froman et à Karel De Gucht, négociateurs américain et européen du TTIP, ils demandent « une approche coordonnée à travers le TTIP, développant un modèle commun de protection des secrets d’affaires, pour le promouvoir conjointement à l’échelle mondiale ».

Les lobbyistes souhaitent ainsi qu’il y ait « une avancée significative dans la protection mondiale des secrets d’affaires [^3] ». La directive « constituera l’unique référence de l’Union dans le contexte de la négociation de l’accord de libre-échange (TTIP) », prévient Michèle Rivasi, députée européenne EELV, rapporteure de l’avis de la Commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie du Parlement européen sur le secret des affaires. « Elle est intégrée au TTIP mais elle est négociée indépendamment de celui-ci. Si le traité transatlantique est rejeté par le Parlement européen, la directive n’en sera pas affectée. Elle sera soumise à une délibération », ajoute Sophie Binet. La Commission et le Conseil européen doivent examiner dans les prochaines semaines la directive modifiée par le Parlement européen.

Un compromis devra être trouvé avant le vote en séance plénière prévu fin novembre. La volonté est d’aboutir avant la fin des négociations transatlantiques entre l’UE et les États-Unis, quitte à créer une arme de dissuasion massive contre les lanceurs d’alerte, les syndicalistes et les journalistes.

[^2]: Lire « On fait primer l’intérêt des multinationales », Politis n° 1349 du 16 avril.

[^3]: « Towards legalised corporate secrecy in the EU ? », Corporate Europe Observatory, 28 avril 2015.

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La liberté d'informer en danger
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