Deux économistes, deux lunettes

Joseph Stiglitz et Daniel Cohen confrontent à distance leurs regards sur la crise. Un débat sur la croissance, l’emploi et les inégalités.

Denis Sieffert  • 9 septembre 2015 abonné·es
Deux économistes, deux lunettes
Le monde est clos et le désir infini , Daniel Cohen, Albin Michel, 220 p., 25 euros. La Grande Fracture , Joseph Stiglitz, 478 p., 25 euros.
© Daniel Cohen BER/Prismapix/AFP

Àlire dans le même élan les livres de Joseph Stiglitz et de Daniel Cohen, parus à quelques jours d’intervalle, on retire la certitude que l’économie est décidément une matière subjective et politique. Non que le prix Nobel américain et le directeur du département d’économie de Normale Sup soient en absolue contradiction, mais ils appartiennent à deux mondes bien différents. Stiglitz, on le connaît, est devenu une référence pour la gauche radicale. C’est un contempteur des politiques d’austérité. On a encore entendu sa voix forte et indispensable cet été à propos du dossier grec. La lutte contre les inégalités est son affaire. Mais il reste dans un cadre productiviste, et la croissance est toujours son horizon. Au contraire, Daniel Cohen semble esquiver la question du partage des richesses, qu’il traite sur un mode mineur, et chemine lentement mais sûrement vers la décroissance. Le titre de son livre annonce la couleur : « Le monde est clos et le désir infini » . Et ses premières lignes témoignent d’un aggiornamento sur le sujet : «  La croissance économique est la religion du monde moderne.  » Une religion dont visiblement l’auteur n’est plus un adepte. La réflexion de Daniel Cohen déborde de beaucoup le cadre de l’économie pour nous entraîner dans une interrogation écologique sur «   l’idée de progrès ». Une idée que la révolution industrielle a transformée en « promesse de progrès matériel ». Ce qui conduit Cohen à poser cette question : peut-on dissocier l’idée de progrès du concept de croissance ?

L’auteur d’Homo economicus ne le croit pas. Pour lui, la croissance est gravée dans la destinée humaine. Il emprunte à l’anthropologue René Girard : « L’homme désire intensément, mais il ne sait pas quoi. Car c’est l’être qu’il désire. » La croissance ne serait donc pas « un moyen rapporté à une fin », mais une quête sans fin. C’est la force et la faiblesse du livre de Daniel Cohen. La réflexion s’élève nettement au-dessus des contingences économiques ordinaires, mais on en retire finalement un sentiment d’impuissance, que l’auteur exprime à sa façon en appelant de ses vœux un « changement de mentalité ». Néanmoins, l’ouvrage ne manque pas de force lorsqu’il démonte les mécanismes de la société postindustrielle et dénonce, par exemple, l’imposture du management par le stress qui se donne les apparences de l’autonomisation de l’individu. Et il foisonne d’exemples, parfois drôles, illustrant l’accélération exponentielle du progrès et l’incapacité de l’économie numérique à être pourvoyeuse de croissance. Mais les réponses politiques qu’il suggère pour refonder un État-providence dans ce nouvel environnement destructeur d’emplois sont plus discutables. Notamment lorsqu’il plaide en faveur du modèle danois de flexisécurité ou pour les droits de tirage sociaux imaginés par le juriste Alain Supiot.

Par contraste, Joseph Stiglitz s’inscrit dans une tradition plus classique. On est toujours saisi d’effroi devant le monde d’injustices et d’inégalités que décrit l’économiste américain. Mieux que quiconque, il sait frapper les imaginations, lorsque, par exemple, il évoque ces 85 multimilliardaires qui possèdent « une fortune équivalente à celle de la moitié la plus pauvre de la population du globe ». Ce que l’organisation Oxfam traduit différemment en dénonçant ce système dans lequel « 1% de la population […] détient aujourd’hui près de la moitié de la fortune mondiale ». Mais que faire pour y changer quelque chose ? La révolution ? Pourquoi pas ? Non sans malice, Stiglitz rapporte la grande peur de l’un de ces ploutocrates qui, au cours d’un dîner, redoutait « l’effet guillotine ». Stiglitz est moins définitif, mais il ne mâche pas ses mots pour pointer les responsabilités. La dérive inégalitaire commence à l’époque de Ronald Reagan. Si les coupables sont en premier lieu les banques, les complicités sont nombreuses, depuis les agences de notation jusqu’aux économistes qui ont fourni les « arguments », en passant par les politiques. Pour en arriver à ce qu’il appelle ironiquement « le socialisme pour les riches ». Au total, l’économiste propose une véritable radiographie de l’économie américaine après la crise des subprimes. Il instruit, bien sûr, le procès de la financiarisation. Mais les pistes qu’il trace pour vaincre les inégalités se situent dans le cadre d’un capitalisme mieux régulé et dans l’espoir d’une croissance à retrouver. Car il a au moins ce point d’accord avec Daniel Cohen : l’économie du numérique ne crée pas de croissance. « La contribution sociale nette (de l’innovation) a été négative », écrit-il. Stiglitz s’accroche à la réalité d’aujourd’hui pour énoncer ce diagnostic de bon sens : l’inégalité « ne résulte pas de lois économiques ou physiques inéluctables […]. C’est l’effet de nos politiques. Et nos politiques sont dues à notre politique ». La tautologie sonne comme une rageuse invitation au combat.

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