Robert Guédiguian : « Le génocide rend fous victimes et bourreaux »

À l’occasion de la sortie du film Une histoire de fou , le réalisateur Robert Guédiguian revient sur ses racines arméniennes et allemandes et explique sa vision de la violence politique.

Christophe Kantcheff  • 4 novembre 2015 abonné·es
Robert Guédiguian : « Le génocide rend fous victimes et bourreaux »

L’Arménie est survenue dans le cinéma de Robert Guédiguian il y a presque dix ans, avec le Voyage en Arménie (2006). Une affaire de maturation. Auparavant, si cette ascendance – par son père – habitait le cinéaste elle restait muette autant dans son art que dans ses interventions publiques. Désormais, l’Arménie fait partie intégrante de sa parole et de ses films. Avec, bien sûr, au premier rang de ses préoccupations, le génocide. Une histoire de fou sort l’année où on en commémore le centenaire. Mais au-delà des faits du génocide, Robert Guédiguian s’est attaché aux conséquences délétères qu’en constitue la non-reconnaissance, en particulier par l’État qui en a été l’instigateur : celui de la Turquie. Il a construit sa fiction à partir d’un épisode dramatique, alors que les militants de l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie (Asala) avaient repris la lutte armée à la fin des années 1970 : un jeune passant, totalement étranger à la lutte, se retrouve grièvement blessé dans l’explosion d’une bombe – le film est librement inspiré d’un livre écrit par le journaliste espagnol José Gurriarán, victime « collatérale » d’un attentat de l’Asala en 1981, qui l’a laissé estropié. Une histoire de fou est un film puissant qui soulève de nombreuses questions aux résonances très actuelles, comme celles de la légitimité de la lutte armée, du poids de l’identité ou de l’accueil des réfugiés. Robert Guédiguian les aborde ici sans jamais déroger à cette idée qu’il n’est pas de cinéma sans pensée.

Commençons par le titre, Une histoire de fou. Est-ce le fait d’appartenir à un peuple génocidé qui rend fou ou la non-reconnaissance du génocide par ceux qui l’ont fomenté ?

Robert Guédiguian : J’ai tout de suite pensé à ce titre car je n’ai jamais trouvé d’autre mot – mais personne ne l’a trouvé – pour désigner l’abomination en général : tout ce qui est de l’ordre du crime contre l’humanité, extermination, torture, décapitation, éventration, crémation… Que ce soit pour la science ou la philosophie, cela reste un impensé. C’est pourquoi ces actes ont quelque chose à voir à mes yeux avec cette expression qu’on utilise fréquemment, « c’est une histoire de fou ». Ce mot populaire désigne ce qu’on ne comprend pas chez l’humain. Le génocide rend fous tant les victimes que les bourreaux. Et cela se transmet. En tout cas, tant que l’histoire n’est pas close. Et pour qu’elle soit close, il faut une reconnaissance, bien sûr, mais ce n’est pas suffisant. Il faut de la compensation, des générations qui demandent pardon, etc. Je crois qu’en Allemagne, par exemple, la génération née juste après-guerre a été totalement conditionnée par ce qu’avaient accompli les pères nazis. Du côté des victimes, c’est pareil. En outre, on voit au début du film un jeu d’échecs, où un fou est poussé sur sa diagonale. Cette image a valeur de métaphore. Dans ces histoires de génocide ou de massacres de masse, il y a en effet des grands (ou des petits) stratèges qui manipulent des fous en leur fournissant les raisons de tuer.

Selon vous, l’État turc va-t-il pouvoir occulter le génocide arménien pendant encore longtemps ?*

En 1905, l’Empire ottoman, pluriethnique puisqu’il englobe une bonne part du pourtour méditerranéen, s’effondre. De jeunes révolutionnaires s’emploient à créer une Turquie « moderne ». Leur modèle : l’État-nation à l’européenne. Dans le tumulte de la Première Guerre mondiale, ils n’hésitent pas à « forger » – dans le sang – une nation (supposée par essence) turque. Près de 2 millions de personnes de la minorité arménienne sont alors massacrées entre 1915 et 1917, dans ce qui est considéré comme le premier génocide du XXe siècle. Depuis, les Turcs, leurs élites en particulier, s’obstinent à nier le massacre. Une négation qui va aujourd’hui de pair avec la ségrégation d’autres minorités en Turquie, notamment des Kurdes… Or, à partir de 1975, et plus de dix ans durant, un mouvement armé, l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie (Asala), issu de la diaspora, en particulier de France, commet près d’une centaine d’attentats, exécutant une quarantaine de diplomates turcs à travers le monde. Des actions violentes afin d’en finir avec le silence et la dénégation turcs, mais qui font parfois – comme le montre le film de Robert Guédiguian – des victimes innocentes…
Ce qui peut faire changer les choses, c’est ce que font sans discontinuer tous les Arméniens à travers le monde : on peut appeler cela l’encerclement diplomatique. Ils s’adressent à toutes les assemblées élues quelles qu’elles soient. Même dans un petit village de 500 habitants, s’il y a un Arménien, il va demander au conseil municipal qu’il reconnaisse le génocide. Bien sûr, les Arméniens le font aussi auprès de l’ONU, du Conseil de l’Europe, qui a reconnu le génocide, ou des États-Unis, où l’État de Californie a lui aussi reconnu le génocide. Cette pression internationale compte beaucoup. Le mouvement démocratique turc peut aussi faire avancer les choses. Depuis une vingtaine d’années, il se déroule des manifestations arméniennes en Turquie. Pourtant, il n’y reste pratiquement plus d’Arméniens, puisque l’État turc n’a cessé de faire en sorte qu’ils s’en aillent. Par exemple, les Arméniens payent des droits de succession plus lourds quand ils veulent transmettre leur maison à leurs enfants. Parmi les forces qui poussent vers la reconnaissance, il y a le HDP (le Parti démocratique des peuples), le mouvement kurde, et les jeunes aussi : il existe des sondages selon lesquels 30 % des gens qui ont moins de 30 ans voudraient que la Turquie reconnaisse le génocide. La reconnaissance par la Turquie surviendra un jour. Mais pour l’instant, c’est la mère de tous les tabous. Car la Turquie ne veut pas s’avouer qu’elle est née dans un bain de sang. Le jour où elle le reconnaîtra, ce sera la preuve qu’elle aura changé. Ce sera un beau jour pour elle.

Quelle est l’explication majeure du génocide ?

Tout au long du XIXe siècle, l’Empire ottoman s’est réduit comme peau de chagrin. Devant cette perte de territoire et de puissance, et face au mouvement indépendantiste arménien, l’État turc a voulu créer une nation « la plus turque possible ». La religion a été convoquée : il y avait l’idée d’une lutte des musulmans contre les chrétiens. L’Arménie possiblement indépendante, reconnue par le traité de Sèvres, représente un gros tiers de la Turquie d’aujourd’hui. Les Arméniens ont donc été systématiquement chassés, déportés, exécutés ou sont morts dans le désert en fuyant vers les camps en Syrie.

Pourquoi ne pas avoir reconstitué des scènes du génocide ?

Selon moi, c’est impossible. Parce qu’on ne peut que le filmer de telle sorte qu’on ne puisse regarder. Ce qui au cinéma n’est pas le moindre paradoxe : faire un film irregardable. J’ai cela en tête depuis que j’ai vu Salo, de Pasolini. Qui peut dire que Salo est un beau film ? C’est un film qui soulève le cœur. Pasolini l’a fait pour nous apprendre cela. On pourrait dire la même chose d’ Orange mécanique. Mais, si on déroge à l’irregardable, le risque, c’est de tomber dans le spectacle et de déclencher une satisfaction. Si un viol devient un spectacle, c’est dégueulasse. Il n’y a donc pas d’autre solution que de passer par des artifices. En ayant recours à l’abstraction du langage. C’est soutenable quand on raconte un génocide, pas quand on le montre. Même la guerre, dans une certaine mesure, n’est pas filmable. Je ne peux pas filmer d’« une belle manière » une chose horrible. Comment filmer un soldat qui meurt au combat, dont la tête explose et le cerveau est expulsé ? Je ne veux pas prendre le risque qu’une telle scène puisse plaire.

Le film commence par un prologue dont l’action se déroule à Berlin au début des années 1920. Là, un activiste arménien, Soghomon Tehlirian (Robinson Stévenin), tue un des responsables turcs du génocide. Son procès débouche sur un acquittement. Les jurés allemands ont repris à leur compte la phrase prononcée par l’accusé : « J’ai tué un homme mais je ne suis pas un assassin. » Que pensez-vous de cela ?

Pour moi, c’est la plus grande reconnaissance du génocide arménien. Ce jury a été clair et héroïque. Le verdict fait passer la morale avant le droit. Ce procès est très étudié en raison de cette transgression. Parce que ce qui aurait été conforme au droit, c’eût été de décider que Tehlirian était coupable tout en le condamnant à une peine symbolique de prison.

Mais d’un point de vue philosophique, la phrase de Tehlirian n’ouvre-t-elle pas un gouffre énorme d’amoralité ?

Je ne crois pas. Il faut savoir que les principaux génocidaires ont été jugés par le gouvernement provisoire turc à la fin de l’Empire ottoman. Ils ont été condamnés à mort par contumace, parce qu’ils étaient déjà partis à l’étranger. Donc, Tehlirian et les organisateurs des exécutions de ces bourreaux se voient comme des justiciers. C’est ce qu’il signifie en prononçant la phrase que vous avez rappelée : il exécute un ordre donné par un tribunal, autrement dit par la justice.

De jeunes Arméniens ont décidé à la fin des années 1970 de renouer avec la lutte armée pour faire émerger la cause arménienne, quand leurs pères, eux, ont surtout cherché à s’intégrer là où ils étaient installés. Gilles (Grégoire Leprince-Ringuet), un passant, est grièvement blessé dans l’attentat contre l’ambassadeur turc à Paris. Or, aucune lutte armée ne peut éviter de blesser ou de tuer des innocents. Est-ce à dire que toute lutte armée est illégitime ?

Non, il y a des luttes armées légitimes, bien sûr. Il n’est que de penser à celle que l’Occupation en 1940 a générée. Mais la lutte armée doit se préoccuper des conditions de son exercice. Elle doit prendre mille précautions pour qu’aucun innocent ne soit atteint. Par exemple, en ce qui concerne les Palestiniens en ce moment, je distingue ceux qui donnent des coups de couteau dans la rue à un militaire et ceux qui blessent au couteau une pauvre femme avec son gosse.

Mais dans le film, Aram (Syrus Shahidi) n’a que l’intention de tuer l’ambassadeur turc (et son chauffeur). S’il blesse grièvement Gilles, c’est par accident. Et ce genre d’accident est consubstantiel à la lutte armée…

Oui. Aram panique. C’est son premier attentat. Il est confronté d’emblée à ce problème, qui se pose en effet dans la lutte armée. Ensuite, Aram ne veut plus faire d’autres attentats que de tirer sur quelqu’un à bout portant, comme Soghomon Tehlirian, ce qui élimine le risque de faire d’autres victimes.

Mais une telle décision circonscrit énormément les moyens de la lutte…

Oui. La lutte armée devrait à mon avis se cantonner à cette possibilité-là. Parce que mettre en œuvre plus de moyens meurtriers me semble être en contradiction avec les buts mêmes pour lesquels on se bat. La fin ne justifie pas les moyens. Jamais. Mais qui veut la fin veut les moyens, cela oui. L’histoire ne s’est jamais déroulée sans violence, parce qu’il y a des oppresseurs et des opprimés.

Votre position n’est-elle pas théorique, puisque dans la réalité, il y a toujours des victimes « collatérales » à la lutte armée ? Cela ne revient-il pas, du coup, à condamner celle-ci ?

Il y a des méthodes pour réduire les risques. Par exemple, l’IRA, en Irlande, a souvent averti une demi-heure avant l’explosion pour que les gens s’en aillent. Mais cela n’empêchait pas que quelqu’un passe par là au mauvais moment. J’ai bien conscience que les plasticages et les bombes à retardement sont utilisés et que les accidents ne peuvent être toujours évités. Mais c’est tragique. C’est pourquoi Aram est profondément atteint d’avoir blessé le jeune homme français. Exactement comme Manouchian [^2] une fois qu’il a lancé une bombe : ensuite, il pleure. Ce geste, il l’a fait contre lui. C’est pourquoi la lutte armée doit rester un moyen d’extrême nécessité.

Comment définir l’extrême nécessité ?

Il y a extrême nécessité quand il n’y a aucune possibilité d’expression démocratique, quand aucune parole n’est possible. À ce sujet, il y a une ambiguïté avec les Arméniens. Non pas avec Tehlirian et les activistes arméniens de cette génération-là. Mais avec les jeunes Arméniens, dans les années 1970, qui, eux, exécutent non pas les bourreaux mais leurs descendants. C’est un élément qui pourrait plaider dans le sens de l’absence de nécessité absolue. À ceci près que la Turquie à ce moment-là enlevait et exécutait les Arméniens, les Kurdes, tous les opposants politiques. Le régime turc était un régime fasciste. Il n’en reste pas moins que ce n’est pas le même geste que celui de Tehlirian.

Vous évoquiez tout à l’heure la génération allemande d’après-guerre. Que pensez-vous des activistes de la « bande à Baader » ?

Pour moi, la lutte de la Fraction armée rouge était illégitime. Il y avait d’autres moyens de se battre. L’Allemagne, comme l’Italie d’ailleurs, est à ce moment-là, quoi qu’on veuille, un pays démocratique.

Qu’est-ce que votre part arménienne vous a apporté ?

Je ne peux pas répondre sans parler de ma part allemande, qui me vient de ma mère. Je les ai découvertes à peu près en même temps. D’un côté, quand j’étais petit, je passais des vacances en Allemagne, et dans la cour d’école on m’appelait « sale Boche ». Et simultanément, j’entendais mon oncle et ma tante arméniens raconter ce qu’ils avaient vécu dans le désert, quand ils mangeaient des racines avec les Bédouins. Pour un gamin, le moins que l’on puisse dire c’est que c’était curieux. C’est peut-être cela mon héritage de ces deux histoires : ma double origine m’intime d’être hors de l’inhumanité, c’est-à-dire d’être viscéralement obsédé par le fait d’être juste. C’est un rapport à la justice, à la justesse, véritablement obsessionnel. J’ajouterais même : à la bonté. Et je pense que la bonté n’est certainement pas la vertu des imbéciles. À mes yeux, la bonté, quand elle relève d’un choix et d’une attitude, est une vertu qui contient toutes les autres.

Vous parlez de vos identités allemande et arménienne. Or, l’appartenance à la classe sociale dont vous êtes issu a longtemps été chez vous la seule identité revendiquée. Avez-vous changé d’avis ?

Je continue à penser que c’est ce qui me détermine en priorité. Et, même si j’ai changé de classe sociale, je ne veux pas trahir. Par rapport à ce que je disais sur le rapport à la bonté, c’est aussi présent dans le message de Marx que j’ai fait mien, qui est d’améliorer les conditions de vie de tous les êtres humains. Mais il est clair que les questions d’identités, qu’elles soient confessionnelles, géographiques, ethniques, ont surgi avec une violence très grande depuis vingt ans. Or, en ce qui me concerne, pendant longtemps je ne m’en suis pas occupé. C’était une erreur. Toute la gauche d’ailleurs s’est trompée. Nous aurions dû nous battre sur ce terrain-là en même temps que sur celui de la question sociale. Nous aurions pris moins de retard.

Que pensez-vous aujourd’hui de la focalisation du débat sur l’identité ?

C’est horrible et désespérant. On parle de l’identité comme si elle était en fer forgé et, le plus souvent, elle est réduite à une donnée confessionnelle. Or, l’identité, c’est la biographie. Personnellement, je ne saurai qu’au moment de mourir qu’elles auront été mes identités. Mon identité, c’est d’être fils d’ouvrier. Mon identité, c’est d’être né dans un quartier de Marseille qui s’appelle l’Estaque. Mon identité, c’est d’être allemand par ma mère et arménien par mon père. Mon identité, c’est de faire du cinéma aujourd’hui. Mon identité, c’est d’avoir deux filles. Et, si j’avais deux garçons, mon identité serait différente. Il y a aussi mon âge, la couleur de ma peau, la culture catholique dans laquelle j’ai été élevé, mon orientation sexuelle, etc. En physique, on n’arrive pas à connaître en même temps la constitution d’un atome et sa vitesse. Parce qu’au moment où on le définit, il a bougé. C’est pareil pour l’identité. Mon identité au moment où je vous parle n’est pas la même que celle d’hier, et celle de demain matin sera encore différente. Autrement dit, elle est toujours devant soi. L’identité est une notion passionnante d’un point de vue littéraire. Mais on ne devrait pas en faire un sujet politique. Ce qui est devant nous, on doit l’envisager, en termes politiques, de manière plus collective. Parce que la seule réponse politique en adéquation avec l’identité régressive, l’identité derrière nous, c’est le nationalisme. Qui a le vent en poupe partout : en Turquie, dans l’Est de l’Europe, en France…

Comment faire partager une lutte, comme celle pour la reconnaissance du génocide arménien, avec ceux qui ne sont pas concernés ?

Partager, c’est raconter à quelqu’un qui, du coup, est informé et en parlera peut-être à d’autres. Mais partager, dans un sens plus fort, c’est faire en sorte que celui à qui on s’adresse devienne à son tour un acteur de la lutte. C’est évidemment plus rare. Et, le plus souvent, cela fait intervenir des événements biographiques. Sur un plan plus collectif, il y a des moments où un combat, de par sa nature, renvoie à des enjeux plus larges. C’est le cas de la lutte pour les Palestiniens. Ou lorsque nous nous battions contre la guerre au Vietnam. Cet élargissement des acteurs d’une lutte particulière est le fait d’une conjonction d’éléments historiques.

On assiste aujourd’hui en France, au contraire, à une segmentation des luttes. L’universalisme est en recul, parce qu’il est considéré par des militants issus de populations en souffrance comme un moyen de domination. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que c’est une très mauvaise stratégie. Je prétends qu’en ce qui me concerne je n’impose rien du tout. Et que ce serait bien, pour eux comme pour nous, que nous partagions la lutte. Sinon, c’est une stratégie qui revient à s’emmurer. Confronté dans une assemblée militante à cette question-là, je débattrais et avancerais mes idées, qui ne sont pas les mêmes que celui ou celle qui ne veut pas être dans la même assemblée que moi sous prétexte que je suis Blanc et que j’ai 60 ans, alors que lui ou elle a 20 ans et qu’il est Noir. Je serais Noir et dans une association de lutte pour les minorités, j’irais voir le Crif toutes les cinq minutes pour engager le débat. Ça, c’est une stratégie.

Vous trouveriez porte close…

J’insisterais jusqu’à ce qu’ils ouvrent et que je puisse débattre avec eux.

Votre film résonne dans l’actualité avec la terrible question des réfugiés. Le génocide a provoqué un puissant exil, à l’origine de la diaspora arménienne. Comment les Arméniens ont-ils été accueillis en France ?

Mal, comme toutes les immigrations. On a dit d’eux qu’ils allaient prendre le travail des Français, qu’ils risquaient d’amener des maladies, qu’ils travaillaient trop et donc qu’ils cassaient les revendications… À Marseille, ils vivaient dans des bidonvilles, pas très loin de l’Estaque. Heureusement, comme aujourd’hui, il y avait des associations qui les aidaient, ainsi que des braves gens. Et les Arméniens étaient très organisés. Avant le génocide, ils avaient un statut économique, politique et intellectuel. Il existait une Croix-Rouge arménienne, et une union générale de bienfaisance arménienne. Cela dit, les Arméniens ont été assez vite acceptés du fait de leur discrétion et de leur volonté d’intégration. Tous auraient pu reprendre le mot d’Aznavour : « Je suis 100 % Français et 100 % Arménien. » Comme le personnage interprété par Simon Abkarian dans le film, à l’extérieur, c’était le boulot, le service rendu à tout le monde, la langue française, les bons résultats des enfants à l’école de la République… Et quand le rideau était tiré, ils parlaient, mangeaient, dansaient arménien.

Comment percevez-vous les arrivées en Europe de populations fuyant notamment la Syrie. Et la manière dont celles-ci sont accueillies ?

D’abord, ce qui m’agace, c’est qu’on devrait répéter sans arrêt que c’est de notre faute. Ce qui se passe du côté de la Syrie et du Moyen-Orient découle aussi de la fin de l’Empire ottoman. Il y a eu un partage des terres sur un morceau de papier entre quelques ambassadeurs occidentaux intéressés par les seules richesses naturelles. La Syrie n’est qu’une idée géographique, certainement pas une nation. La Jordanie et l’Irak non plus. À cela, il faut ajouter les agissements de l’Occident depuis cette période pour le pétrole, les ventes d’armes ou autres intérêts peu glorieux. Jusqu’à la dernière guerre d’Irak, qui est à l’origine de Daech. Il faut y penser quand on parle de l’accueil des populations qui viennent de là. L’Europe devrait accueillir « toute la misère du monde », parce que sa richesse provient du pillage du reste du monde… Même le « modèle social européen » en est le résultat. Les défavorisés en France doivent savoir que le peu de droits dont ils disposent est issu de notre colonialisme ancien et, sous d’autres formes, actuel… Pour paraphraser Marx, un peuple qui en accueille un autre se défait de ses propres chaînes.

[^2]: Dans l’Armée du crime (2009).

Cinéma
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