La rue est à nous : Wazemmes qu’ils aiment

À Lille, ce quartier populaire et multiculturel tient toutes les promesses du vivre-ensemble et tente de résister à la gentrification. reportage

Vanina Delmas  • 20 juillet 2016 abonné·es
La rue est à nous : Wazemmes qu’ils aiment
© GUILLAUME SOULARUE/AFP

Comme chaque jour, Mireille s’installe à une table de La Nouvelle Aventure pour boire son café. Cette professeure d’anglais à la retraite vit dans le quartier Wazemmes depuis vingt-cinq ans et, en ce jour de résultats de bac, elle semble particulièrement nostalgique. « Ce soir, je retourne au lycée, juste dans la rue derrière. Ils continuent à m’inviter chaque année au barbecue organisé pour la fin des cours », chuchote-t-elle, comme pour rester discrète.

Pourtant, la convivialité de ce quartier -lillois n’a rien de secret. Pour s’en convaincre, il suffit de rester une petite heure dans un café. Franck, violoniste connu et reconnu dans le quartier, est salué à chaque pas. Coralie, qui vit ici depuis des années, ne manque pas de mots pour décrire son quartier : « chaleureux », « vivant », « festif », « cosmopolite »… Un véritable « village » où vivent pas moins de 25 000 personnes, à seulement dix minutes de la Grand-Place de Lille. Et, comme dans tout village, le marché est incontournable.

Autour de l’église Saint-Pierre-Saint-Paul, la valse des camions s’accélère vers 8 heures du matin. Le bruit métallique des chariots sur les pavés sort les passants de leur torpeur. Et les parfums qui envahissent la place éveillent progressivement les sens. L’odeur des croissants chauds se mélange à celle des poulets qui tournent dans la rôtissoire. L’arôme de la menthe fraîche efface les autres et transporte dans les souks du Maghreb. Une impression décuplée lorsqu’on frôle les étals d’épices sur lesquels se côtoient olives du Maroc et dattes de Medjoul.

Le trottoir, zone de conflit

Monsieur le maire, sachez combien j’apprécie le récent élargissement du trottoir sur l’avenue qui dessert l’hôtel de ville. Je vous invite néanmoins à venir traîner vos baskets quelques rues au-delà pour comprendre l’agacement de vos concitoyens piétons. Marcher nous est souvent une entreprise pénible. J’ai longuement étudié la géopolitique des trottoirs, cette zone de conflit active entre le piéton et l’automobiliste. Passons sur les creux et les bosses : la bagnole n’y est pour rien. Mais les « bateaux », ces plans inclinés à souhait, c’est pour le bien-être des roues à l’entrée des garages, pas des chevilles. J’en connais d’hyper glissants. Et souvent le propriétaire laisse quand même son véhicule dehors. Garé sur le trottoir pour ne pas gêner les autres voitures. Le piéton, lui, ne risque pas d’emboutir la carrosserie. Mais parfois les rétroviseurs et les essuie-glaces, je l’avoue. Surtout s’il n’y avait d’autre issue que de descendre la poussette sur la voie pour contourner le Hummer. Là, j’étais prêt au fight.

Quand la voirie s’inquiète de protéger les trottoirs, le Yalta devrait raisonnablement s’imposer au détriment de la voiture. Pas du tout ! Quand les services posent des potelets, des bornes, des barrières, ce n’est pas la route qu’ils grignotent, mais le trottoir. L’accès à la maternelle, étroit d’origine, est devenu un défilé. Le « stationnement interdit » est devenu impossible, mais le panneau n’a pas été supprimé, ajoutant à l’exiguïté. Rue de Romainville, ça confine au sublime : le trottoir disparaît par instants. Alors les piétons marchent tous sur la chaussée. Monsieur le maire, la reconquête a commencé. À nos risques et périls.

« Allez, on profite de la cerise française, c’est de la Cavaillon ! », s’époumone Kamel en arrangeant le tas de fruits rouge foncé qui s’amenuise au fur et à mesure que les clients se laissent convaincre. La voix est forte, le sourire chaleureux et le geste sûr. Patricia, sa mère, enfile son tablier vert bouteille depuis trente-cinq ans. « C’est vraiment un marché populaire dans tous les sens du terme. Et le dimanche, c’est encore mieux : des gens viennent de Dunkerque et de plus loin encore », s’exclame-t-elle. Cette année, pour eux, ce sera encore vacances à « Wazemmes city », ironise Kamel. « Avec la conjoncture économique, ce n’est pas évident pour les marchands. D’ailleurs, on ne fait plus que ce marché-là, car c’est celui qui rapporte le plus », précise-t-il. Les meilleurs dimanches, on compte plus de quatre cents exposants pour des dizaines de milliers de visiteurs.

Au-delà du marché, c’est tout le cœur du quartier qui est prisé pour ses commerces de bouche. « Tout le monde y vient : des gens du quartier, de Lille ou de plus loin. Et toutes les classes sociales s’y rencontrent, car il y a des fruits et légumes pour tous les porte-monnaie : du bio, du local, du discount, des produits plus rares… », décrit Charlotte Brun, présidente du conseil de quartier de Wazemmes. En effet, face au stand de Kamel et Patricia, quelques vendeurs bradent les abricots à « 2 euros les 2 kilos » ou les melons à 1 euro pièce, tandis que, sous les halles du marché couvert, fromager, glacier, caviste ou producteur de boudin de la région offrent une marchandise à des prix moins abordables. Et dans la rue Gambetta, qui remonte vers le centre-ville, les anciens troquets et quincailleries ont laissé la place à quelques commerces haut de gamme, comme la pâtisserie Aux merveilleux de Fred.

Le marché nourrit de nombreuses familles, mais aussi les représentations de ceux qui -s’attachent à l’image de ce quartier populaire. Si cette place historique apparaît comme -l’épicentre du brassage culturel, elle n’en est qu’un échantillon. La majorité visible de la population est originaire du Maghreb, notamment des Berbères et des Kabyles qui ont connu une promotion sociale grâce à leur commerce. « On parle de “centralité émigrée”, car ils vendent des produits utiles à toute une partie de la population, explique la sociologue Sonia Vidal, qui scrute le quartier depuis plus de six ans. Mais il y a une différence entre ceux qui sont visibles et ceux qui vivent ici. Par exemple, beaucoup d’Asiatiques habitent ce quartier mais on les croise peu, car ils n’ont pas le même rapport à l’espace public. Idem pour les personnes originaires d’Afrique -subsaharienne, qui se sont reportées vers les quartiers péricentraux, comme Wazemmes, à mesure que les barres d’immeuble de Lille-Sud étaient détruites. »

Wazemmes porte un lourd héritage social et culturel. Le passé ouvrier et populaire, toujours intact dans l’imaginaire collectif, ressurgit parfois au détour d’une rue. En remontant la rue des Sarrazins, on passe devant les commerces maghrébins qui ont sorti les pâtisseries orientales pour ce dernier jour du ramadan. Au loin, une haute cheminée en briques rouges fait de l’ombre à la structure ondulée métallique qui la côtoie. Une usine de textile en friche a été réhabilitée en 2004, lorsque Lille a été nommée capitale européenne de la culture, pour devenir la Maison Folie. Depuis, elle s’est imposée comme un acteur omniprésent du paysage culturel lillois. Olivier Sergent la dirige depuis onze ans et met un point d’honneur à développer la culture et à croiser les publics dans ce quartier. « Un sondage que nous avons mené auprès de nos visiteurs a montré qu’une proportion importante n’allait jamais au musée, commente-t-il. Cela nous encourage à continuer à construire des passerelles, mais aussi à travailler avec les enfants et les écoles pour toucher les familles. » Artistes locaux, cultures du monde mais aussi fêtes traditionnelles comme la Fête de la soupe ou le Festival Wazemmes accordéon.

Soudain, une voix sortant d’un bistrot résonne. « Vous avez tout mangé ! Eh bien ça fait plaisir ! », clame Monique. La patronne du Cheval blanc connaît tout le monde, et tout le monde la connaît grâce à sa guinguette dominicale. « On est bien, ici, ce sont des braves gens, dit-elle en montrant ses clients. La police passe de plus en plus souvent pour contrôler le bruit, mais c’est normal, car le quartier est de plus en plus prisé, ce n’est plus la même population qu’avant. »

Certains pointent du doigt la gentrification, d’autres parlent de « boboïsation », sûrement à cause des récentes boutiques installées rue Gambetta : un bar à chats, un café vintage, un bar-lavomatic… « On ne peut pas vraiment parler de gentrification du quartier, conteste cependant Charlotte Brun, car nous avons mis en place la règle des trois tiers concernant les logements : un tiers de logements à loyer modéré, un tiers de privé et un tiers d’accession sociale à la propriété. » Sonia Vidal n’est pas de cet avis. Selon elle, les habitants ont changé de statut. « Les jeunes bohèmes arrivés au début des années 2000, consommateurs de culture alternative, se retrouvent aujourd’hui responsables de gros projets culturels institutionnels, explique-t-elle. Pareil avec les habitants qui ont fait des études et fondé un foyer… Leurs exigences en matière de voisinage et d’espace public ont évolué. »

Lors des conseils de quartier, la question des nuisances sonores revient souvent dans les débats. Car Wazemmes est devenu un endroit branché de jour comme de nuit, et beaucoup d’étudiants apprécient les terrasses des cafés. « C’est un vrai défi de faire en sorte que cette vie festive soit compatible avec un quartier qui se résidentialise », avoue Charlotte Brun. La mauvaise réputation du quartier, connu pour le trafic de cannabis et les vols à l’arraché, s’est répandue ces dernières années. Plusieurs chantiers de rénovation ont été menés ou sont en cours pour venir à bout de ce sentiment d’insécurité : installation caméras de vidéosurveillance, actions sur l’éclairage, travaux sur la place du marché et dans le square pour éviter les angles morts et réhabilitation des courées (petites cours communes à plusieurs maisons ou immeubles), vestiges du Wazemmes ouvrier du XIXe siècle.

Cependant, si la mairie prend à bras-le-corps la transformation urbanistique, l’âme du quartier réside surtout dans l’affection nourrie depuis l’enfance pour ces rues et l’engagement des citoyens dans les associations locales. Un amour du quartier qui se transmet de génération en génération.

Société
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