« Soulèvements », au Jeu de Paume : Esthétique de l’insoumission

Le Jeu de Paume présente une exposition foisonnante autour de la représentation des soulèvements dans l’histoire, dans leurs forces psychiques, corporelles et sociales.

Jean-Claude Renard  • 23 novembre 2016 abonné·es
« Soulèvements », au Jeu de Paume : Esthétique de l’insoumission
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Voilà des lois de la nature et de l’atmosphère qui se déchaînent, des surfaces qui volent en éclats, des lumières qui explosent, un temps qui sort de ses gonds. C’est parfois un ruban qui se dresse, soufflé par le vent, une table qui semble flotter dans l’air (Roman Signer, 2005). Mais plus que la nature, comparée à des ouragans, c’est souvent l’imagination qui domine en matière de soulèvements. Exemple frappant : Los Caprichos (Les Caprices) de Goya (1799), violent et âpre dessin où les corps décharnés, effrayés, à bout de force, tentent de soulever (ou de retenir) la masse sombre et brutale d’un mur.

À l’inverse, tout en légèreté, pour Man Ray photographiant Le Grand Verre, de Marcel Duchamp (1920), c’est « un élevage de poussière » en noir et blanc, formant un étrange paysage abstrait vu par un oiseau, réalisé à partir de bouts de verre et de coton. Pour Jasmina Metwaly, c’est la place Tahrir, au Caire, en 2011, qui s’anime en vidéo le long d’un panoramique coloré et turbulent.

Ces « éléments déchaînés » constituent la première partie de Soulèvements, vaste -exposition transdisciplinaire présentée au Jeu de Paume, à Paris. Vaste exposition, en effet, avec près de trois cents œuvres où se croisent photographies, peintures, dessins, affiches, journaux, objets, sculptures, installations et vidéos. –Soulèvements au pluriel donc.

Pour Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l’art, commissaire de l’exposition, il s’agit de rendre compte du soulèvement dans toutes ses forces psychiques, physiques, corporelles, sociales. Foin d’immobilité ici, mais des tempêtes, des révoltes, des cris, des bras levés et des insurrections, une prose calée dans le « non », des slogans portés par le refus et des colères. Tout ce qui a donc partie liée au soulèvement, au sens large, déployé en cinq chapitres, avec des « éléments déchaînés », des « gestes intenses », des « mots exclamés », des « conflits embrasés » et des « désirs indestructibles ». Autant de chapitres qui disent la densité et l’ambition de cette exposition. C’est que « chaque fois qu’un mur se dresse, il y aura toujours des “soulevés” pour “faire le mur” ».

De fait, on retrouve d’abord ce à quoi l’on peut s’attendre. À commencer par la photographie d’El Quijote de la Farola, place de la Revolución, à La Havane, en 1959, perché sur un réverbère, dans l’élégance sublime au-dessus de la foule, croqué par Alberto Korda. Ce sont aussi les images des manifestations anticatholiques fixées par Gilles Caron, en 1969, à Londonderry (comme celles de Mai 68), des prisonniers amnistiés à Barcelone en 1936 (Agusti Centelles), des insurgés tués pendant la Semaine sanglante de la Commune (1871), prises dans l’alignement de leur cercueil par Eugène Disdéri, ou encore les piques dressés contre un mur, comme autant de fourches rebelles, d’Annette Messager (2002).

Ces œuvres ont déjà circulé. Mais l’exposition en recèle de plus rares. Tel ce coup de crayon d’un anonyme, Le Torrent révolutionnaire, brossant une scène de rixe à Paris, en 1834, après la promulgation d’une loi répressive sur la presse et d’une interdiction faite aux crieurs publics des brochures et journaux d’exercer librement leur activité. Telle aussi cette grève aux usines Javel-Citroën rapportée par Willy Ronis en 1938, une fronde menée par Rose Zehner, ouvrière et militante -syndicaliste, haranguant ses collègues. Ou encore ce fusain de Gustave Courbet, représentant un homme debout sur une barricade, en projet de frontispice pour Salut public.

Images rares également que celles de ces patients hystériques, crachant leur douleur dans un hôpital psychiatrique, saisies en 1875 par Désiré-Magloire -Bourneville, comme cette série de clichés (anonymes) de cheminots en grève en 1910, ou enfin cette une de la revue italienne antifasciste Rosso, titrée « A salario di merda, lavoro di merda » (À salaire de merde, travail de merde), au-dessus des visages de « Lama & Baffi, Agnelli & Berlinguer, e Il professore ».

Cornaqué à l’art et à son histoire, le soulèvement est partout, avec parfois sa charge ironique, poétique (la poésie se glissant au creux même du geste de soulèvement), comme en témoigne ce petit dessin de Miró, L’Espoir du prisonnier. C’est l’une des plus belles pièces de cette exposition dense, où les œuvres, se répondant mutuellement, auraient pu aussi passer d’un chapitre à l’autre, et qu’il faut sans doute voir comme une déambulation dans le champ infini des possibles. Faut-il s’en plaindre ?

Soulèvements, musée du Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, Paris VIIIe, jusqu’au 15 janvier 2017.

Culture
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