Assa Traoré : « Notre combat dérange, mais nous continuerons »

Quatre mois après le décès d’Adama Traoré, les causes de sa mort ne sont toujours pas élucidées et deux de ses frères ont été emprisonnés. Assa, leur sœur, revient sur cette affaire trouble.

Malika Butzbach  et  Vanina Delmas  • 7 décembre 2016 abonné·es
Assa Traoré : « Notre combat dérange, mais nous continuerons »
© Photo : CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP

Le regard fixe, la voix posée, concentrée, Assa Traoré raconte la journée tragique du 19 juillet, quand son frère Adama, 24 ans, a perdu la vie à la gendarmerie de -Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise). Depuis quatre mois, la famille réclame inlassablement « justice et vérité pour Adama » et conteste la version officielle. Les trois gendarmes mis en cause affirment avoir cru à un malaise simulé. Si les deux rapports d’autopsie font état d’une mort par asphyxie, la cause du décès reste floue. Le procureur a mis en avant une maladie cardiaque du jeune homme, tandis que la famille et son avocat accusent la technique d’immobilisation par plaquage ventral utilisée par les forces de l’ordre. Depuis, Assa et deux de ses frères sont également les cibles d’attaques en justice, et les tensions dans la ville se sont exacerbées. Mais toute la famille Traoré en appelle au calme.

Que s’est-il vraiment passé le 19 juillet ?

Assa Traoré : Cette journée est toujours difficile à raconter, mais nous devons le faire. Adama est mort le jour de son anniversaire dans les locaux de la gendarmerie. Ce jour-là, il passe à vélo dans le centre-ville de Beaumont-sur-Oise et voit son frère se faire contrôler. Il décide de faire demi-tour parce qu’il n’a pas ses papiers sur lui et connaît les persécutions que les jeunes des quartiers populaires vivent au quotidien. Il avait des projets pour cet anniversaire et ne voulait pas passer la soirée en garde à vue. Il se cache d’abord dans un parc, où deux gendarmes en civil et sans brassard le retrouvent et le violentent, puis il s’enfuit et se réfugie chez un proche. Les gendarmes parviennent à entrer dans l’appartement et le plaquent au sol. Trois personnes pèsent alors de tout leur poids sur le dos de mon frère. Il leur dit qu’il a du mal à respirer, ils persistent. Dans la voiture, sa tête tombe en avant et il s’urine dessus. « Vite, vite, il doit signer sa GAV [garde à vue, NDLR] ! », déclarent alors les gendarmes. Ce sont leurs propres mots, écrits dans le compte rendu de l’audition. Ils auraient pu faire un détour par l’hôpital, mais ils ont préféré l’emmener à la gendarmerie rapidement. Ils ont préféré l’aider à mourir plutôt que l’aider à vivre.

Ce qui s’est passé à l’intérieur de la gendarmerie reste assez flou pour nous. Heureusement, un pompier présent sur place a témoigné et nous a dit dans quelles conditions atroces Adama est mort : seul sur le sol, menotté. Lorsque le pompier a essayé de le ramener à la vie, il était déjà trop tard. Mon frère est mort sans aucune dignité.

Comment votre famille a-t-elle réagi ?

Quand ma mère et mon frère se rendent à -l’hôpital, parce qu’on leur a dit qu’Adama a fait une crise, ils ne le trouvent pas. Au téléphone, les pompiers les renvoient vers la gendarmerie. Sur place, on refuse l’accès à ma mère car « il est trop tard pour les visites ». Elle lance aux gendarmes : « S’il lui arrive quelque chose, je porterai plainte contre vous », car elle sait de quoi ils sont capables. Finalement, les gendarmes reçoivent mon frère et ma mère séparément. Ils annoncent alors le drame à mon frère, et ma mère entend ça de loin. Ils ne le lui ont même pas dit en face !

Adama est mort à 19 h 05, ma mère est arrivée à la gendarmerie vers 21 heures et elle n’a appris son décès qu’à 23 h 30. Que s’est-il passé entre le moment où Adama meurt et celui où nous pouvons voir son corps ? Il y a énormément de mensonges dans l’affaire d’Adama.

La communication d’Yves Jannier, le procureur de Pontoise en charge de l’affaire au début, a été très approximative…

Tout à fait. Le procureur a menti en disant que mon frère était mort d’affection cardiaque. Nous avons alors demandé une seconde autopsie, ce qui n’a pas plu. On nous a convoqués à la préfecture pour nous annoncer qu’un vol pour le Mali et des passeports pour la famille étaient prêts, afin d’enterrer le corps d’Adama rapidement, selon la tradition musulmane. Encore une procédure pour cacher leurs mensonges. Malgré la violence que cela représentait pour nous, nous avons refusé de prendre en charge le corps, car nous voulions absolument cette autopsie. Celle-ci a montré que mon frère est mort asphyxié, mais le procureur ne l’a jamais mentionné. Depuis, notre avocat a demandé le dépaysement de l’affaire à Paris.

Quatre mois après, il y a eu de nouveaux événements concernant deux de vos frères et vous-même. Estimez-vous qu’il y a un acharnement contre votre famille ?

Oui, car notre combat gêne. La maire de -Beaumont-sur-Oise, Nathalie Groux, veut porter plainte contre moi pour mes propos tenus dans « Le Gros Journal », sur Canal + : « La maire de Beaumont a choisi son camp, elle se met du côté des gendarmes, c’est-à-dire du côté des violences policières. » Elle ne nous a pas adressé de condoléances, mais elle a publié un communiqué diffamatoire affirmant le contraire. Manifestant un mépris total pour la mort d’Adama alors que notre famille vit ici depuis des années.

Le 17 novembre, nous sommes allés au conseil municipal, car l’ordre du jour portait sur le vote de la protection fonctionnelle, permettant à la maire de bénéficier d’une aide financière pour ses propres frais de justice. Une cinquantaine de policiers nous ont interdit l’entrée. La tension est montée et une policière municipale nous a gazés. Le calme est vite revenu et nous sommes partis. Mais il y a eu une expédition punitive dans notre quartier. Les forces de l’ordre nous ont chargés alors que nous débriefions entre nous. Six jours plus tard, mes frères Bagui et Youssouf ont été arrêtés pour outrages et violences à l’encontre de gendarmes et de policiers municipaux. Nous avons refusé la comparution immédiate et ils ont été mis en prison. Nous attendons leur procès, le 14 décembre.

Vous demandez « justice et vérité pour Adama ». Est-ce une façon de demander également justice et vérité pour les quartiers populaires ?

Le combat pour Adama montre que la France n’est pas un État démocratique : il n’y a pas de liberté d’expression. Et, quand on ose prendre la parole, on est enfermé, comme mes frères. L’un d’eux a demandé aux gendarmes les -raisons de leur incarcération. Leur réponse a été claire : « Ta sœur fait trop de bruit. Qu’elle se taise. » Notre combat dérange, mais nous continuerons. La cause d’Adama est devenue emblématique. C’est l’affaire de trop.

Pensez-vous que cette affaire s’inscrit dans un contexte de racisme général ?

Le racisme est là de manière globale. Mais, dans ce combat, nous ne cherchons pas de cause raciale. Aujourd’hui, les policiers usent d’une force que leur confère l’État et n’ont plus de respect : ils tutoient, ils frappent… Peu leur importe que ce soit dans un village ou dans une cité. Normalement, la justice et la police sont deux entités différentes, indépendantes, mais, là, nous constatons que non. Malgré tout, j’ai envie d’avoir confiance en la justice, sinon je ne me battrais pas.

Vous avez reçu des soutiens internationaux, d’artistes ou de politiques, comme le -président du Mali. Mais toujours aucun mot de François Hollande ou d’un membre du gouvernement français ?

Non. C’est une façon de nous montrer que nous sommes des citoyens de seconde zone. Mon frère est mort dans la gendarmerie, un lieu symbolique qui appartient à l’État. Le combat est aussi international : Adama est devenu un symbole qui dépasse désormais les frontières de la France.

Vous considérez-vous comme une -militante ?

Je suis l’aînée de notre fratrie et j’ai pris la parole naturellement. Mais je ne suis pas une militante… Pas encore, en tout cas. Pour le moment, je me bats pour mon frère, nous allons bientôt lancer une association, « Adama », et organiser un concert de soutien. On me demande souvent d’assister à des rassemblements contre les violences policières. J’accepte volontiers, à condition que tout soit fait dans la légalité. Je ne veux pas compromettre les chances de sortie de prison de mes frères et d’obtenir la vérité sur la mort d’Adama. On devrait apprendre aux gens à être militants pour faire avancer les choses. C’est ce que j’explique à mes enfants : s’il y a une injustice, vous devez vous élever contre elle.

Assa Traoré Sœur d’Adama Traoré.