La rechute du monde arabe

Dans Symptômes morbides, Gilbert Achcar démonte les manipulations qui ont fait échouer les révolutions.

Denis Sieffert  • 11 janvier 2017 abonné·es
La rechute du monde arabe
© Heshamy Fath/Anadolu Agency/AFP

Nos lecteurs connaissent bien Gilbert Achcar. Professeur à la School of Oriental and African Studies de Londres, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le Proche-Orient dont nous avons souvent rendu compte ici. Avec Symptômes morbides, il poursuit son analyse des soulèvements arabes entamée avec Le peuple veut (Sindbad, 2013). Mais c’est de « rechute » dont il est cette fois question. Achcar consacre l’essentiel de son livre au « choc des barbaries » en Syrie et au coup d’État d’Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte. À propos de la Syrie, il montre, documents à l’appui, comment les États-Unis se sont opposés à la livraison d’armes anti-aériennes, accordant ainsi délibérément le monopole du ciel à Bachar Al-Assad, avant même que l’aviation russe n’entre en action. Tandis que la Russie fournissait le régime en bombardiers, en hélicoptères de combat, en blindés et en missiles, Washington s’en tenait à la livraison d’armes « non létales ». Il cite Obama tentant de se justifier devant la presse en arguant de l’incompétence des « paysans, enseignants ou pharmaciens » qui constituaient la rébellion, et de l’impossibilité de les former rapidement… Ce qui ressemble à un choix délibéré de non-assistance, et réfute la thèse d’une insurrection orchestrée par les États-Unis.

Achcar fait également un sort à l’idée selon laquelle Bachar Al-Assad combattrait les jihadistes. Plus que de collusions objectives, il s’agit de connivences. De même, le régime a sciemment organisé la militarisation d’une rébellion initialement pacifique, jusqu’à la livraison à peine discrète d’armes aux insurgés de Deraa, dans le sud du pays. Il cite cet aveu du vice-président Farouk Al-Chareh au rédacteur en chef du journal du Hezbollah : « Au début des événements, le gouvernement suppliait qu’apparaisse […] un tireur isolé sur le toit d’un immeuble. » Alors, la répression pourrait se déchaîner. Mais où en est-on aujourd’hui ? Pour Achcar, une transition politique est toujours possible à condition qu’elle soit « fondée sur la démission d’Assad ». Cela d’autant plus, dit-il, qu’un grand nombre de rebelles rompront avec les groupes jihadistes « lorsque le jihadisme cessera d’être un moyen de gagner sa vie ».

La manipulation est également omniprésente dans l’histoire de la contre-révolution égyptienne. Achcar montre comment l’instrumentalisation par l’armée du mouvement Tamarrod – vaste mobilisation contre « la gestion calamiteuse de leur pouvoir par les Frères musulmans » – a préparé le sanglant coup d’État du général Al-Sissi. Là encore, on aura constaté la complicité passive des États-Unis, jusqu’à récuser la qualification de « coup d’État » qui aurait placé Washington devant l’obligation de sanctionner le nouveau régime. Gilbert Achcar a cette conclusion que l’on ne peut que partager : « La frustration des espoirs suscités par le “printemps arabe” de 2011 est l’une des sources principales de recrutement pour le terrorisme intégriste islamique. »

Symptômes morbides, Gilbert Achcar, Sindbad/Actes Sud, 280 p., 22 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Caroline Chevé : « La situation en cette rentrée scolaire est très inquiétante »
Entretien 1 septembre 2025 abonné·es

Caroline Chevé : « La situation en cette rentrée scolaire est très inquiétante »

C’est l’un des nouveaux visages du monde syndical. La professeure de philosophie a pris la tête de la FSU, première fédération syndicale de l’enseignement, au début de l’année. C’est dans ce nouveau rôle qu’elle s’apprête à vivre une rentrée scolaire et sociale particulièrement agitée.
Par Pierre Jequier-Zalc
Violences sexuelles : et si le « oui » ne valait rien ?
Idées 28 août 2025 abonné·es

Violences sexuelles : et si le « oui » ne valait rien ?

L’inscription de la notion de consentement dans la définition pénale du viol a fait débat l’hiver dernier à la suite du vote d’une proposition de loi. Clara Serra, philosophe féministe espagnole, revient sur ce qu’elle considère comme un risque de recul pour les droits des femmes.
Par Salomé Dionisi
Insaf Rezagui : « La France pourrait être poursuivie pour complicité si elle continue de soutenir Israël »
Entretien 27 août 2025

Insaf Rezagui : « La France pourrait être poursuivie pour complicité si elle continue de soutenir Israël »

Alors que l’Assemblée générale de l’ONU se réunit en septembre et que le génocide perpétré par Israël à Gaza se poursuit, la docteure en droit international public Inzaf Rezagui rappelle la faiblesse des décisions juridiques des instances internationales, faute de mécanisme contraignant et en l’absence de volonté politique.
Par Pauline Migevant
Le ressentiment, passion triste et moteur des replis identitaires
Société 29 juillet 2025

Le ressentiment, passion triste et moteur des replis identitaires

Dans ce texte puissant et lucide, l’historien Roger Martelli analyse les racines profondes d’un mal-être né des blessures sociales et de l’impuissance à agir. À rebours des discours simplificateurs, il en retrace les usages politiques, notamment dans la montée des extrêmes droites, qui savent capter et détourner cette colère refoulée vers l’exclusion et la stigmatisation de l’autre.
Par Roger Martelli