Une salle de conso (déjà) ordinaire à Paris

Trois mois après son ouverture, le premier espace de consommation à moindre risque de France reçoit deux cents personnes par jour. Avec déjà des bienfaits pour le quartier et les usagers.

Olivier Doubre  • 11 janvier 2017 abonné·es
Une salle de conso (déjà) ordinaire à Paris
© PATRICK KOVARIK/AFP

Le 11 octobre 2016, la première salle de consommation à moindre risque (SCMR) de France ouvrait ses portes à deux pas de la gare du Nord, accolée à l’hôpital Lariboisière [^1]. Une implantation volontaire et réfléchie au cœur de ce quartier populaire de Paris, depuis près de dix ans « scène ouverte » de consommation et de trafic de stupéfiants, principalement de crack et de médicaments psychotropes opiacés détournés, Skenan et Subutex en tête [^2].

Les SCMR sont des dispositifs bien connus parmi l’éventail des outils de réduction des risques (RdR) liés à l’usage de drogues, puisque plus de 90 fonctionnent aujourd’hui dans une douzaine de pays, de l’Australie au Canada, du Luxembourg à l’Espagne, la première ayant été créée en Suisse il y a plus de trente ans. Avec partout une réussite en termes d’amélioration de la santé publique, en premier lieu auprès des usagers de -drogues les plus précarisés, qui peuvent ainsi consommer dans des conditions optimales d’hygiène, avec un encadrement médical. Avec aussi une sécurité et une tranquillité accrues pour les riverains, qui se heurtaient auparavant à de fortes nuisances.

Malgré ces bons résultats à l’étranger, incontestables et bien documentés depuis longtemps, la SCMR parisienne, réclamée par des associations de malades et d’usagers de drogues, a d’abord connu un fort mouvement d’opposition de la part de certains riverains, soutenus par une bonne part de la droite. À tel point que le premier projet a été retardé de trois ans, du fait d’un recours de ses opposants en 2013 devant le Conseil d’État, obligeant le gouvernement à inscrire l’expérimentation de ce dispositif dans la loi de santé publique. Au bout de trois mois d’existence, de quel bilan peut-elle se prévaloir ?

Aujourd’hui, la salle parisienne compte environ 200 passages quotidiens, avec 130 à 150 personnes concernées. Alors que la -vingtaine de professionnels constituant l’équipe – médecins, infirmiers, -coordinateurs, éducateurs, accueillants et un assistant social – n’en avait reçu qu’une soixantaine le premier jour. Ouverte 7 jours sur 7 et 365 jours par an, de 13 h 30 à 20 h 30, cette SCMR est dédiée en priorité aux injecteurs, avec une douzaine de postes, même si quatre postes pour l’inhalation (surtout de crack) ont été prévus. L’équipe travaille donc en flux tendu, assurant également des maraudes quotidiennes dans le quartier (en dehors du week-end), multipliant les prises de contact avec les usagers qui ne viennent pas encore dans les locaux, par ignorance ou, plus fréquemment, par peur du fichage ou de la police. Les maraudes ramassent aussi du matériel usagé dans les rues avoisinantes et échangent avec les riverains.

Spécificité ici : alors que les SCMR de nombreux pays s’adressaient surtout à des injecteurs de cocaïne ou d’héroïne, cette salle, gérée par Gaïa, association de RdR œuvrant dans la capitale depuis plus de vingt ans (notamment avec des bus distribuant du matériel stérile ou des produits de substitution), connaît essentiellement une consommation de médicaments. Ainsi, sur les 7 000 injections recensées depuis l’ouverture, toutes avec du matériel stérile mis à disposition et supervisées par des infirmiers qui assurent de bonnes pratiques, moins d’une centaine concernait de la cocaïne ou de l’héroïne. Ce qui indique l’extrême précarité et la pauvreté de la population fréquentant le lieu : des usagers qui s’injectent des cachets de Skenan ou de Subutex, dont le prix à l’unité dans la rue oscille entre 2 et 10 euros. L’autre principale substance consommée est le crack, dont la dose coûte une dizaine d’euros. Des produits qui provoquent extrêmement peu d’overdoses et rarement des malaises.

« Cela se passe plutôt très bien. Tout le monde est satisfait jusqu’ici, de nos tutelles (mairies de Paris et du Xe arrondissement, Agence régionale de santé ou Direction générale de la Santé, du fait du caractère expérimental du dispositif) aux entreprises ou services publics aux prises avec la scène de consommation et de trafic, comme la SNCF ou les gérants des parkings de la gare du Nord », souligne la docteure -Élisabeth Avril, directrice de la structure. « Du fait de notre connaissance de la scène et des usagers, pour avoir sillonné le quartier avec nos bus de RdR depuis de nombreuses années, nous connaissions les besoins relatifs à ce dispositif. Or, nous constatons que 90 % de la file active de la salle est constituée d’usagers du quartier. C’est un public extrêmement précarisé : parmi les 500 inscrits anonymement, plus des deux tiers sont sans domicile fixe. Mais une grande partie a déjà pris l’habitude de venir consommer ici. » Un constat qui dément les fantasmes « d’invasion » d’usagers de drogues venant de tout Paris et de ses banlieues dans le quartier, exprimés par les opposants au projet.

Avant l’ouverture, des banderoles contre la SCMR s’étaient multipliées dans les rues avoisinantes. Au deuxième étage de l’immeuble faisant l’angle de la rue Ambroise-Paré, siège de la structure, et du boulevard Magenta, on peut encore lire, apposé sur le balcon d’un appartement : « Non à la salle de shoot en quartier résidentiel ! » Conseiller du Xe arrondissement, délégué à la Sécurité et à la Prévention, Stéphane -Bribard note cependant avec satisfaction : « Depuis l’ouverture de la salle, au moins la moitié de ces banderoles ont disparu. Et, surtout, on enregistre de nombreuses réactions de soulagement de riverains, qui ne sont plus confrontés à des consommateurs de drogues dans le hall de leur immeuble ou dans les caves. Même s’il faut se laisser du temps avant de tirer des conclusions définitives, on peut d’ores et déjà dire que la SCMR modifie la physionomie du quartier. »

L’équipe de Gaïa travaille aussi à éviter les attroupements autour de la structure, en particulier juste avant l’ouverture et après la fermeture. Élisabeth Avril, qui est en contact fréquent avec le commissariat du secteur, souligne que « la police semble extrêmement satisfaite de l’ouverture de la salle. En particulier parce qu’elle ne reçoit plus, ou presque, d’appels téléphoniques de riverains témoins de bagarres et, surtout, d’intrusions dans leur immeuble -d’habitation ».

Plusieurs journées portes ouvertes ont d’ailleurs été organisées sans que les opposants ne soient massivement présents. Surtout, un comité de voisinage se réunit toutes les six à huit semaines, regroupant les riverains, opposants ou non, des associations de parents d’élèves ou d’usagers de drogues, des structures de santé, les services de police, du parquet et de la mairie, les services publics et des entreprises du secteur.

Si aucune manifestation d’opposants n’a eu lieu la SCMR, certains riverains se plaignent cependant de voir des usagers de drogues consommer dans le quartier le matin, lorsque la salle est fermée. Le budget ne permet pas aujourd’hui d’élargir les horaires d’ouverture, mais cette question du matin montre bien l’utilité du dispositif. Il faudra certes du temps pour s’assurer de son parfait fonctionnement, mais les très bons résultats à ce jour, à peine trois mois après l’ouverture, sont encourageants. Et l’équipe se félicite d’avoir pu engager, auprès des riverains et des services de police, un travail en profondeur visant à faire évoluer la représentation qu’ils se font des usagers.

[^1] Trois semaines plus tard, Strasbourg ouvrait la deuxième SCMR de l’Hexagone.

[^2] Cf. Politis n° 1423, du 12 octobre 2016, et Politis.fr

Société Santé
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