Yémen : des ambitions régaliennes rivales

Spécialiste du Moyen-Orient, Franck Mermier revient ici sur une situation marquée par l’affrontement entre les partisans de l’ex-président Saleh, chassé par la révolution de 2011, et ceux de son successeur, soutenu par l’Arabie saoudite.

Franck Mermier  • 11 janvier 2017 abonné·es
Yémen : des ambitions régaliennes rivales
© Mohammed HUWAIS/AFP

Deux ans après l’arrestation du président Abd Rabbo Mansour Hadi et la dissolution du Parlement à Sanaa, la guerre fait toujours rage au Yémen. Par un renversement d’alliance qui montre la relativité du facteur idéologique, les houthistes, se réclamant du zaydisme [^1], s’étaient alliés à l’ex-président Saleh, qui les avait férocement combattus entre 2004 et 2010, et contre lequel ils manifestaient durant la révolution yéménite de 2011. Leur premier dirigeant, Hussein Al-Houthi, avait créé l’organisation politique des Ansar Allah (partisans de Dieu), qui critiquait l’alliance de Saleh avec les États-Unis. Il s’inspira de la révolution iranienne pour lancer son slogan : « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les juifs, victoire à l’islam. » Le mouvement houthiste, communément appelé ainsi après la mort de son dirigeant en 2004, s’est aussi développé pour lutter contre l’influence du Rassemblement yéménite pour la réforme (proche des Frères musulmans) et la diffusion du salafisme dans la région de Saada, bastion religieux et politique du houthisme.

Une autre Syrie ?

Quand on dit « Alep », il n’est pas rare que l’on nous réponde « Yémen ». Simple tentative de diversion ou réelle symétrie de deux conflits nés des révolutions arabes ? C’est un fait que l’on parle beaucoup moins de la guerre civile qui secoue ce pays de 26 millions d’habitants, situé à l’extrême sud de la péninsule arabique, que du conflit qui ravage la Syrie. Cela peut s’expliquer en partie par le bilan qui est sans commune mesure : l’ONU parle de 7 000 morts contre plus de 400 000 en Syrie. Mais on retrouve une partie des protagonistes engagés en Syrie. À cette différence près que c’est à front renversé. Au Yémen, c’est l’Arabie saoudite qui bombarde, et ce sont les milices pro-iraniennes qui sont visées par des raids aériens faisant de nombreuses victimes civiles.

L’effet de symétrie a tout de même ses limites. Comme l’analyse Franck ­Mermier, au Yémen, ce sont les partisans d’Ali Abdallah Saleh, autocrate chassé du pouvoir par la révolution pacifique de 2011-2012, qui sont la cible de l’aviation saoudienne. Cela après avoir lancé une vaste contre-offensive pour tenter de reprendre une présidence qu’il avait occupée pendant trente-quatre ans. C’est un peu comme si les rebelles syriens tenaient le ciel et bombardaient les positions de Bachar Al-Assad. Le mieux est donc de s’en tenir à l’idée qu’un crime ne justifie pas l’autre.

Denis Sieffert

Le conflit a pris une dimension régionale lorsqu’en mars 2015 l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition arabe, a lancé l’opération « Tempête décisive » après que les forces houthistes et les divisions de l’armée, restées sous le contrôle de Saleh, s’étaient emparées d’une grande partie du Yémen, notamment de la grande ville d’Aden. L’appui militaire des coalisés, dont les bombardements ont donné lieu à de nombreuses destructions de sites civils, a permis aux troupes fidèles à Hadi de reprendre les provinces méridionales et de faire des avancées dans les régions de l’Est et du Nord. L’expansion militaire des houthistes et des partisans de Saleh s’est heurtée à de fortes résistances, en proie à des considérations d’ordre politique et régionaliste, comme dans les provinces du Sud, où existe un fort sentiment séparatiste, représenté sur les plans militaire et politique par la résistance sudiste, aujourd’hui alliée au président Hadi, lui-même originaire du Sud [^2]. Elle a aussi avivé les tensions confessionnelles, qui sont mises en avant par les groupes salafistes combattant aux côtés de Hadi, mais aussi par Al-Qaïda dans la péninsule arabique ou l’organisation de l’État islamique, dont les actions visent essentiellement les forces armées du camp loyaliste dans les provinces du Sud.

La manière de nommer les belligérants n’est pas neutre dans une guerre où les deux camps qui s’affrontent prétendent chacun représenter le pouvoir légitime. Pour les partisans du président Hadi, la guerre met aux prises les forces de la légitimité, soit « l’armée nationale » aidée de « la résistance populaire » et de la coalition arabe d’un côté, contre l’alliance des « rebelles », constituée par « les milices houthistes et celles du président déchu Ali Abdallah Saleh » de l’autre. Pour ceux qui soutiennent ces derniers, et, à l’extérieur du pays, les régimes iranien, syrien et le Hezbollah, il s’agit d’une lutte de « l’armée du Yémen » appuyée par les « comités populaires » affiliés aux Ansar Allah, contre « l’agression » de la coalition, et, en premier lieu de l’Arabie saoudite, aidée par des « mercenaires et des partisans d’Al-Qaïda ». Hadi, qui s’était réfugié à Riyad, tente aujourd’hui péniblement, avec son gouvernement, de se réinstaller à Aden, devenue sa capitale provisoire, tandis qu’à Sanaa un « gouvernement de salut national » était nommé en novembre 2016.

Après l’adoption par le Conseil de sécurité des Nations unies de la résolution 2216, le 15 avril 2015, qui réclamait l’évacuation par les forces houthistes-Saleh des zones conquises, plusieurs tentatives de négociation ont été organisées sans succès, de la Suisse au Koweït. À l’exception de rares trêves de quelques jours, le pays, sous blocus de la coalition, n’a connu aucun répit, alors que la situation sanitaire et alimentaire y est catastrophique, avec l’apparition de cas de choléra et de famine dans certaines régions. Le ressort principal du conflit yéménite est à chercher avant tout dans les ambitions régaliennes rivales des différents piliers du système Saleh, qui s’est désagrégé après la révolution de 2011. Sur elles se sont greffées les ambitions concurrentes de puissances régionales telles que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Iran, et celles de personnalités et de groupes politiques locaux engagés dans une lutte sans merci pour le pouvoir.

[^1] Le zaydisme est une branche du chiisme qui ne se trouve qu’au Yémen. Il se différencie du chiisme duodécimain que professent les chiites d’Iran, d’Irak, du Liban, du Bahreïn, du Koweït et de l’Arabie saoudite. L’imamat zaydite dura de 898 à 1962.

[^2] L’unité entre la République arabe du Yémen (Sanaa) et la République démocratique et populaire du Yémen (Aden) a été proclamée le 22 mai 1990.

Franck Mermier Directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites (Sanaa) et du Département scientifique des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient (Beyrouth).

Pour aller plus loin : Yémen. Le tournant révolutionnaire, Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, Marine Poirier (dir.), Karthala, 2012.

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