Bure : la résistance s’installe

Dans la Meuse, les opposants au projet d’enfouissement de milliers de fûts radioactifs par l’Andra multiplient les implantations, six mois après la réoccupation du bois Lejuc.

Patrick Piro  • 8 février 2017 abonné·es
Bure : la résistance s’installe
© Photo : Patrick Piro

Le tour du bois a pris des allures de balade paléontologique. Sur le sol, un millier d’éléments de béton renversés font surgir le profil d’une imposante colonne vertébrale serpentant le long des arbres sur un bon kilomètre. Ce sont les vestiges du mur que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a tenté d’ériger l’été dernier pour clôturer le bois Lejuc. Cette parcelle de 220 hectares, supposée recevoir certaines installations du gigantesque centre d’enfouissement de déchets des centrales françaises (Cigéo) en préparation autour du village de Bure (Meuse), est ardemment défendue depuis des mois par des opposants à la construction de cette « poubelle nucléaire ».

Le 1er août dernier, le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc donnait raison à l’une de leurs plaintes en suspendant l’érection du mur pour cause d’illégalité des opérations de défrichement. Deux semaines après, quelque cinq cents militants venus de Lorraine et d’ailleurs envahissaient les lieux pour mettre à bas l’ouvrage, prévu pour les tenir à distance. « Nous abattons des murs, ils abattent des forêts », « Le casseur, c’est peut-être ta sœur »… Les vertèbres de béton ont été recouvertes de slogans rigolards, poétiques, revendicateurs ou hostiles. La métaphore du monstre antédiluvien fossilisé saute aux yeux, comme une mise en scène de l’échec de la puissante Andra – « Un jour, tu exploseras. » Sylvain tient à le souligner : « C’est l’un des rares succès enregistrés en France contre le nucléaire. »

Les militants, chassés du bois par l’intervention des gendarmes mobiles en juillet dernier après une première tentative d’occupation du bois, ont réinvesti les lieux encore plus nombreux au cours de l’été. De nouvelles cabanes ont poussé, installées de préférence dans de hauts fûts reliés entre eux par des ponts de singe. « La mobilité, c’est une des clés de la résistance », commente Alex, charpentier de formation qui a quitté sa Bretagne pour rejoindre une lutte « concrète, jeune, utile ». Baudriers et cordages à l’épaule, son petit groupe s’en va poursuivre la construction d’une structure récemment perchée. Entre plaisir et acquisition d’une compétence utile, la plupart des arrivants s’essayent aux techniques de base de l’escalade des troncs. Au milieu du bois Lejuc, la cabane du Grand-Chêne surplombe le sentier à plus de vingt mètres de hauteur.

Les militants ont bien conscience que la chute du « Bure de Merlin » n’est qu’une victoire ponctuelle. Le 9 février, la justice, saisie par l’Andra, propriétaire contestée du bois, pourrait bien décider une nouvelle fois de l’expulsion immédiate des occupants.

En attendant, le moral est bon. À Bure, la « Maison de la résistance » déborde d’activité. Cette ancienne ferme, achetée il y a des années par des associations antinucléaires dans la perspective d’ancrer la contestation sur le terrain, a parfaitement joué son rôle. Plaque tournante des initiatives, le bâtiment est saturé de passages. De France et au-delà, des centaines de personnes sont venues donner un coup de main depuis l’été dernier, et certaines ont choisi de prolonger leur séjour. « J’attendais l’occasion », relate Michèle, témoin à distance des événements depuis deux ans par l’intermédiaire de proches engagés, enthousiasmée par ce milieu « sain, par le mode de vie, les relations entre les gens, la gestion de la lutte… »

De place en place, le même message de sécurité en cas d’interpellation : ne divulguez aucune indication de nom, de genre, d’origine géographique ou d’information susceptible d’identifier quiconque sur le site. Les prénoms sont d’emprunt, le récit des parcours personnels est euphémisé. L’équipe « auto-média » met en ligne les dernières nouvelles à destination des réseaux sociaux. « Violent incendie à la centrale nucléaire voisine de Cattenom, d’énormes radiations détectées dans l’un des réacteurs fondus de Fukushima, EDF qui sous-estime de 60 milliards d’euros le budget de démantèlement des réacteurs français… », Lichen énumère les mauvaises nouvelles du jour, qui confortent « plus que jamais » sa décision de s’installer dans le village pour soutenir la lutte. « Ici, je me sens portée par toute la richesse du collectif. » Elle s’est mise à la langue des signes afin de créer des liens avec la communauté des sourds, « dont le combat pour la reconnaissance de ses droits fait sens avec tout ce qu’on vit ici ».

Dans le hangar de la ferme, Mar, Lamie et Louise courbent une longue plaque de tôle qui sera soudée en cylindre pour fabriquer un four à pain mobile – « On n’a jamais fait ça ! » Jean-Pierre prête main-forte, premier rallié à la lutte parmi les paysans locaux. « Ici, on fait du blé, mais c’est pour le vendre ailleurs. Si l’on pouvait arrêter de faire venir de la farine bio de Toulouse… » De guerre lasse, il a cédé en partie à l’Andra, qui mène depuis des années une politique d’acquisition systématique de terres agricoles et de forêts. Lamie entre en coup vent et chuchote la mauvaise nouvelle : hier, le vieux fermier voisin a fini par signer avec l’agence. Elle dispose aujourd’hui d’un stock d’environ 3 000 hectares afin d’acquérir par échange des parcelles stratégiques pour le projet Cigéo, actuellement en phase « laboratoire » – comme ce fut le cas avec le bois Lejuc. Avec une enveloppe initiale de 35 milliards d’euros, ce chantier, s’il se réalise, promet d’être le plus pharaonique d’Europe. Les départements de la Meuse et de la Haute-Marne, concernés, reçoivent en compensation 30 millions d’euros chaque année. La population locale, peu nombreuse, s’est jusqu’à présent résignée devant une stratégie de bulldozer.

À voir >> Notre diaporama Bure : les occupants sont toujours là !

Mais le bras de fer suscité par le récent regain de la résistance décoince peu à peu la parole. C’est le maire de Montiers-sur-Saulx, commune voisine, qui en a ras le bol de voir que le « développement » promis n’arrive pas. Des élus réfractaires à la colonisation du territoire par l’Andra, qui avaient lâché prise, commencent à reprendre du service. Un ouvrier, dans une usine du coin, récupère pour les opposants des outils « qui ne servent plus ». Olivier a prêté une parcelle au nord du bois Lejuc, où les résistants ont installé une vigie. Propos de l’agriculteur, rapportés à la Maison de la résistance : « Les multiples manifestations à Saint-Dizier, ça n’a servi à rien. Là, quand vous cassez le mur, ça fait mal à l’Andra. » Paul, plutôt que de tout vendre à la coopérative, réserve une partie de son lait à une militante qui a relancé une production de fromage. « Tout est à recréer, la culture paysanne a disparu ici ! », lance Lucas, en quête « d’autonomie alimentaire » et qui se verrait bien maraîcher dans le coin.

Pierre, arrivé depuis trois semaines, pense plutôt s’impliquer dans des constructions. « Il y a tant de choses à faire ! », s’enthousiasme Zofia, qui fréquente régulièrement les lieux depuis 2015, et en permanence depuis cet été. Elle prépare son installation dans l’une des trois maisons en cours d’acquisition dans les environs. Elles pourront accueillir une quarantaine de personnes désireuses de s’installer. On scie et on cloue dans l’ancienne gare de Luméville-en-Ornois, prochain lieu d’accueil stratégique : le bâtiment jouxte le tracé de la voie de chemin de fer que l’Andra prévoit de réactiver en vue du transport des fûts de déchets radioactifs, à raison de deux convois par semaine.

On retrouve Mar, Lamie et Louise en train de désherber les premières planches d’un potager en cours d’agrandissement – oignons, échalotes, cassis, rhubarbe. La terre a dégelé depuis le coup de froid des derniers jours. « Nous voulons étendre l’oasis ! » Le terrain est mitoyen d’une parcelle de deux hectares acquise par l’Andra. En octobre dernier, les opposants l’ont squattée pour cultiver du blé panifiable, en réservant un périmètre pour des pommes de terre et un petit « conservatoire » de semences. Les trois filles y testent le comportement de différentes variétés de céréales paysannes sur cette terre lorraine dégradée par des décennies d’agriculture intensive. « Et puis on veut voir si c’est joli quand ça lève ! »

En contrat d’alternance pour devenir paysanne-boulangère, Louise effectue ses périodes de pratique à la ferme de Jean-Pierre. « Si nous voulons nous installer durablement dans ce pays, il est important de tisser des liens avec les paysans locaux. Certains ont de grosses fermes, mais ils sont souvent endettés et se débattent plus qu’ailleurs encore avec les difficultés. On les a poussés à lâcher l’élevage et ils sont bien loin de la bio. »

Sur place, on se méfie du terme « ZAD ». Mais, entre résistance et redynamisation du territoire, la ruche de Bure évoque immanquablement l’expérimentation de la « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes, qui a rapidement manifesté une solidarité de plus en plus active aux occupants du bois Lejuc depuis juillet dernier.

Entre la préparation d’une nouvelle phase de guérilla forestière, au cas où l’expulsion serait prononcée, et la multiplication des chantiers aux alentours, les dizaines de néo-installés tentent d’alimenter une réflexion collective sur les enjeux et les ambitions. Un « Groupe de recherche anarchiste burien » (Grab) se réunit régulièrement. Bure, terre de création ? Le terme fait débat. « Nous n’inventons pas grand-chose, nous renouons avec des pratiques de vie en collectivité, défend Ortie, qui voit s’élargir sur le terrain le cadre de sa licence de philosophie. J’ai le sentiment de vivre une expérience d’université populaire très concrète. »

Louise se dit particulièrement attentive au respect des femmes et à leur affirmation. « Il y a encore trop de mecs qui te prennent un outil des mains parce qu’ils pensent savoir mieux s’en servir que toi. » L’idée de développer des installations « légalisées » fait son chemin, pour ne pas risquer de voir des mois d’efforts réduits à néant par l’intervention des gendarmes mobiles. Ancrer les projets dans la durée. Au point de ne plus trop penser à l’Andra, confie Mar. « Je suis convaincue que l’on enfouira jamais de déchets radioactifs ici. »

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Temps de lecture : 9 minutes

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