« Trump réhabilite les racistes »

Pour la sociologue Amy Cooter, le président américain a donné aux activistes d’extrême droite le sentiment que leur discours était validé.

Léa Hassoun  • 6 septembre 2017 abonné·es
« Trump réhabilite les racistes »
© photo : JIM WATSON/AFP

Les violences à Charlottesville ont remis en lumière les groupes suprémacistes blancs, dont les actions violentes rythment l’histoire des États-Unis depuis leur création. Pour Amy Cooter, ces organisations éparses se rassemblent autour de la nostalgie d’un passé ségrégationniste où le Blanc dominait sans heurts la Nation. Aujourd’hui, leurs cibles, nombreuses, sont noires, juives, hispaniques et musulmanes.

Charlottesville a rassemblé un ensemble hétéroclite de militants suprémacistes. Qui sont-ils ?

Amy Cooter : Une multitude d’organisations étaient présentes à Charlottesville, chacune avec des priorités sensiblement différentes. Certains groupes expriment surtout leur sentiment anti-noir. D’autres se concentrent sur un discours anti-juif. Une dernière catégorie s’exprime en opposition aux populations immigrées. Et puis il y a les sympathisants sans affiliation évidente. Toutes ces personnes ont en commun ce que les sociologues appellent un sentiment de « menace raciale ». Ils pensent que les Blancs perdent leurs assises économique et culturelle aux États-Unis, à cause de la présence accrue de populations non blanches au pouvoir social de plus en plus important.

Ce sentiment est ancré dans une rhétorique de la nostalgie qui met en avant un temps où les Blancs – et les hommes blancs en particulier – avaient un pouvoir social évident et plus difficile à contester. Cette nostalgie s’appuie sur une version de l’histoire qui insiste sur les accomplissements de pères fondateurs blancs mythologisés, ignore les atrocités commises et nie la contribution des autres groupes à l’histoire américaine.

À cause de l’histoire de la ségrégation aux États-Unis, on a tendance à associer les mouvements suprémacistes aux États du Sud. Est-ce juste ?

L’idéologie de la suprématie blanche est présente dans l’ensemble du pays. L’un des aspects de mon travail est de montrer comment, en dénonçant les problèmes du Sud, on arrive à en faire une excuse pour ne pas se confronter aux réalités des autres État. De nombreux chercheurs ont pourtant insisté sur le fait que l’apparente invisibilité du racisme dans les autres régions le rend plus difficile à identifier, à combattre et à éliminer. J’ai travaillé sur un ensemble de groupes que je décris comme « nostalgiques » parce qu’ils partagent la référence à un passé idéalisé. Certaines milices, comme celles que j’ai étudiées dans le Michigan, se défendent d’être ouvertement racistes, remplaçant le langage habituel par un autre plus codé, dénigrant les Noirs ou les musulmans en activant des stéréotypes – paresse, criminalité, terrorisme. Les membres de ces groupes n’hésitent pas à se dissocier des Blancs du Sud, qu’ils désignent par le terme hillbillies, « péquenauds ».

En regardant les images de Charlottesville, on est frappé par l’âge des manifestants…

La tranche de 20 à 30 ans est l’âge majoritaire que j’ai pu observer parmi les groupes néonazis autres que le Ku Klux Klan depuis au moins la fin des années 1980 et le début des années 1990. On peut l’expliquer de plusieurs manières. Tout d’abord, c’est l’âge où les jeunes (les hommes en particulier) expérimentent leurs premières difficultés économiques et cherchent des raisons autres que leurs défaillances personnelles pour les expliquer. Ensuite, il semble que l’activité s’amoindrit avec l’âge. On participe moins, ou tout du moins on exprime moins son engagement. Avec les années viennent parfois un emploi stable, une famille, et on risque plus à s’adonner à ce type d’activités.

Les études sociologiques ont montré comment l’idéologie suprémaciste s’élabore autour d’un dialogue entre blancheur et masculinité. Peu de femmes sont présentes dans les manifestations. Sont-elles absentes de ces mouvements ?

Dans la plupart des groupes, les femmes sont présentes, mais elles occupent des rôles moins publics. On leur donne des missions que l’on juge plus « sûres » – création et distribution de pamphlets, aide à l’organisation des réunions. Cela s’explique par une vision de la masculinité qui circonscrit les hommes dans des rôles « forts », « protecteurs », potentiellement dangereux et violents. Par opposition, les femmes, en tant que porteuses des enfants, sont les créatrices physiques et symboliques de la « pureté » blanche. C’est en ce sens qu’elles doivent rester protégées.

Que dire des liens idéologiques entre ces groupes et la présidence de Donald Trump ?

Les racistes manifestes et fiers ne constituent pas la majorité des Américains, mais je crois que l’on a tendance à sous-estimer la colère obsessionnelle de certains, qui ne supportent pas les évolutions de l’égalité raciale. Le fait que des leaders politiques et a fortiori un président laissent une place à leurs croyances donne à ces personnes le sentiment d’être validées et réhabilitées. Les messages de David Duke [ancien chef du Ku Klux Klan, NDLR] entendus ces derniers mois sont très clairs. Il a tweeté à Trump : « Souvenez-vous que ce sont les Blancs américains qui vous ont élu. »

Les plateformes de discussion entre les suprémacistes blancs sont truffées de commentaires se félicitant du fait qu’enfin quelqu’un à la Maison Blanche représente leurs intérêts. Pour ces groupes, il y a une urgence dans la sauvegarde de leur culture et de la race blanche. Il n’est pas surprenant que les débats sur la Confédération, sur le terrorisme islamique ou l’immigration hispanique alimentent leur violence et leur donnent plus de visibilité.

Quel a été l’impact de Charlottesville et des réactions suscitées par les affrontements au sein des groupes suprémacistes ?

C’est une question difficile, d’abord parce que nombre de ces groupes sont encore en train de digérer cette expérience, et ensuite parce que leurs publications sur les réseaux sociaux sont plus discrètes depuis les événements. Je pense que beaucoup d’entre eux ont été effrayés par le contrecoup non seulement de Charlottesville mais aussi de la marche pacifiste de Boston. C’est positif, mais cela pourrait aussi avoir des effets secondaires. Certains groupes vont sûrement devenir plus clandestins, c’est-à-dire moins présents sur la scène publique, avec moins d’adhérents, mais beaucoup plus difficiles à contrôler. Sans doute y aura-t-il aussi des personnes qui vont se radicaliser, voire fomenter des actions contre des personnes de couleur, des lieux symboliques pour le progrès racial ou des « traîtres » blancs qui défendent l’égalité raciale.

Amy Cooter Enseignante au département de sociologie de l’université Vanderbilt à Nashville, dans le Tennessee.

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