Impasse et stationnement gênant

Manuel Bompard, directeur des campagnes de la France Insoumise, répond à Pierre Khalfa qui, dans une précédente tribune, appelait à sortir de l’impasse du populisme de gauche.

Manuel Bompard  • 10 octobre 2017
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Impasse et stationnement gênant
© photo : FRED TANNEAU / AFP

Dans un texte publié dans Politis, Pierre Khalfa s’attaque au « populisme de gauche », visant sans le dire la démarche de la France insoumise. Il est bien sûr légitime et toujours utile de débattre autour d’un concept et de ses conséquences stratégiques. Mais il paraît tout de même nécessaire, pour éviter de tomber dans des débats purement abstraits, de s’appuyer aussi sur les résultats concrets d’une stratégie : celle de la France insoumise a conduit, pour la première fois depuis plusieurs décennies, un candidat de l’humanisme écologique et sociale à près de 20 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle.

Pour avoir un débat sérieux et cerner les véritables points d’accroches, il conviendrait également de ne pas tomber dans ce qui ressemble sur un certain nombre de sujets à des procès d’intention. J’y consacre ces premières lignes avant de rentrer ensuite dans le cœur du sujet.

Le populisme ne nie pas la pluralité des antagonismes

Ainsi, si l’auteur du texte admet que la « désignation de l’adversaire est une condition du combat politique », il ajoute que cela « ne doit pas nous amener à passer sous silence les contradictions d’abord chez les dominants mais surtout chez les dominés » et qu’il « est impossible de réduire tous les antagonismes qui traversent la société à un antagonisme majeur ». Pourtant, la théorie populiste ne nie pas les contradictions ou la multiplicité des antagonismes. Elle est d’ailleurs plus souvent critiquée pour incarner une forme de rupture avec l’idée d’une primauté du rapport social sur les autres antagonismes. Elle propose une méthode permettant de regrouper des antagonismes de natures différentes autour d’un principe fédérateur. Ce principe fédérateur passe tout autant par la désignation d’un adversaire (le peuple contre l’oligarchie) que par la recherche des mots ou des idées articulant des demandes à priori différentes. C’est par exemple le rôle d’un terme comme « insoumis ». Ainsi, on peut être « insoumis » à l’appétit sans limite des plus riches, comme « insoumis » à la destruction de l’écosystème ou « insoumis » à la domination étasunienne.

Le populisme et l’extrême droite

De même, Pierre Khalfa est injuste lorsqu’il reproche à la théorie populiste de ne pas prendre en compte la possibilité d’échouer à désigner le « bon adversaire ». Elle faciliterait dès lors l’essor des idées xénophobes car il serait « plus facile de s’en prendre à un proche, l’immigré par exemple, que de viser un ennemi lointain et inaccessible comme la finance ». C’est faire porter au populisme des responsabilités qui ne sont pas les siennes : ainsi, l’extrême droite n’a pas attendu le « populisme de gauche » pour chercher à diviser le peuple et à attiser le rejet de l’étranger au bénéfice de son projet politique. C’est même au contraire le mépris du peuple qui a favorisé le travail de ceux qui ont pour projet de détruire les consciences de classe et de substituer au « nous » progressiste un « nous » sectaire et rétrograde.

Il n’est donc pas très sérieux d’utiliser un tel argument, d’autant plus quand on a pu constater à quel point les courants progressistes ont été incapables d’endiguer la progression de l’extrême droite. En partant des colères et en faisant émerger leurs véritables responsables, la théorie populiste propose au contraire une méthode pour stopper cette progression. Elle a d’ailleurs déjà montré ses premiers résultats. On peut le constater par la première place attribuée à Jean-Luc Mélenchon dans des villes qui avaient mis aux élections régionales l’extrême droite en tête (pour prendre des exemples symboliques, on peut citer Marseille ou Carmaux dans le Tarn) ou par le score de François Ruffin dans une circonscription largement dominée par l’extrême droite à l’élection présidentielle.

Populisme et émancipation

Enfin, Pierre Khalfa affirme que la volonté de désigner un adversaire se fait nécessairement au détriment d’un idéal émancipateur. Il oublie, pour prendre cet exemple, que la campagne de la France insoumise s’est construite autour d’un programme exprimant l’idéal d’une nouvelle société. Il ne s’agit donc aucunement d’abandonner toute perspective de transformation et de se concentrer sur une opposition « eux » contre « nous » qui se réduirait finalement, pour reprendre ses termes, en une sorte de « rancœur haineuse ». Non, il s’agit d’admettre que le chemin vers ce projet de transformation nécessite d’abord de partir des antagonismes existant dans la société pour faire naitre l’idée qu’un tel idéal est souhaitable.

Construire le peuple

Une fois écartée ces objections, il me semble intéressant de discuter finalement l’idée majeure du texte de Pierre Khalfa. Il faudrait donc rejeter le principe même de « construire le peuple », car ce concept renverrait à l’idée d’une avant-garde éclairée, entité extérieure ayant reçu pour mission une telle construction. Avant-garde éclairée qui, si l’on suit l’auteur, se résumerait en fait à un meneur charismatique, « chef qui construit le peuple et incarne sa volonté ».

C’est ne pas comprendre ce que recouvre l’idée d’une telle construction. Elle est notamment développée par Jean-Luc Mélenchon dans L’Ère du peuple : une population, éparse et divisée (appelée multitude dans cet ouvrage), devient un peuple politique en se mettant en mouvement autour d’objectifs concrets. Nul besoin ici, donc, d’un agent extérieur qui voudrait « construire le peuple » à ses dépens. Nul besoin d’une avant-garde éclairée qui aurait compris mieux que les autres et qui voudraient conduire le peuple vers un chemin hasardeux. Non, c’est la population, dans sa prise de conscience (comme c’est, dans la théorie marxiste traditionnelle, la classe ouvrière en prenant conscience d’elle-même) qui devient un acteur politique et transforme la société pour satisfaire ses aspirations.

À lire aussi >> Notre dossier « Le populisme peut-il sauver la gauche ? »

Bien sûr, comme chez Gramsci, cette construction ne va pas de soi. Elle est l’objet d’une bataille contre la résignation et d’un affrontement culturel. Dès lors, dans cet affrontement, les individus jouent bien sûr un rôle. Ils sont multiples et plusieurs. C’est l’habitant qui n’accepte plus une situation et propose à son voisin de s’organiser pour résoudre le problème, initiant une dynamique locale d’auto-organisation. C’est ce jeune Tunisien qui met fin à ses jours, libérant par son acte toute la colère sourde d’un peuple enfermé. C’est le syndicaliste qui rompt le règne de la terreur dans son entreprise et ouvre le chemin de la contestation. C’est, parfois, ce candidat à l’élection présidentielle de la Ve République, qui illustre par sa candidature une idée et un projet. Nul autoritarisme ici, seulement la place de l’individu, ou du groupe d’individus, non pas pour dominer mais pour déclencher.

Dans sa conclusion, Pierre Khalfa identifie d’ailleurs la possibilité de substituer à l’individu une abstraction. Il ne semble pas comprendre que dans la théorie populiste l’individu (utiliser le terme meneur serait déjà accréditer la thèse d’une avant-garde éclairée) n’est déjà qu’une représentation « ultime » d’une idée. On se dit alors qu’il n’y a qu’une incompréhension et que nous ne sommes finalement pas loin d’être d’accord. Mais Pierre Khalfa douche notre optimisme en tournant le dos à l’idée de « construire un peuple » qui ne serait qu’un objectif ambigu : il faudrait en revenir à une stratégie de rassemblement de groupes sociaux autour d’un programme commun. C’est ne pas tenir compte des conséquences du nouvel âge du capitalisme (individualisation des parcours, précarisation de l’ensemble de la société, affaissement des structures sociales de résistance) qui nécessitent de penser une stratégie majoritaire à partir d’une population aujourd’hui atomisée. C’est à cette question que cherche à répondre, modestement, les thèses de L’Ère du peuple. En méprisant ces tentatives pour réhabiliter une vieille stratégie de rassemblement de la gauche, Pierre Khalfa risque de préférer à l’impasse un stationnement gênant.

Publié dans
Tribunes

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