Pas de quartier(s) pour les politiques

« Paternalisme », « trahison », « OPA »… les mots durs dénoncent l’action de la gauche dans les zones les plus pauvres. Mais loin d’être désœuvrée, la population s’organise en dehors des cercles classiques.

Nadia Sweeny  • 18 octobre 2017 abonné·es
Pas de quartier(s) pour les politiques
© photo : LIONEL BONAVENTURE/AFP

Quand Delphine pousse la porte des services sociaux à Gonesse, ville populaire de 26 000 habitants dans le Val-d’Oise, elle est déterminée. Du haut de son mètre soixante, cette aide hôtelière à l’hôpital publique – un poste situé en dessous des aides-soignantes dans la hiérarchie hospitalière – exige de rencontrer l’assistante sociale : « J’ai remboursé les 16 000 euros de retard de loyer, je veux que le bailleur lève la mesure d’expulsion et rétablisse mes APL. » Un grand Noir s’engouffre derrière elle dans le bureau de la secrétaire : « Je suis son haut-parleur, affirme-t-il, je représente l’association Force citoyenne. » « Vous êtes bien entourée ! », grince la secrétaire en lançant un regard à Delphine. Et c’est vrai que cette ancienne électrice du Front national a su bien s’entourer. Elle a trouvé Hadama Traoré – avec un « H », contrairement à son homonyme, victime de violence policière – sur Facebook : « Je cherchais quelqu’un pour me soutenir dans mes démarches et je l’ai appelé, explique cette habitante de cité HLM. Quand tu fais du bruit seule, tu passes pour une folle, mais quand tu arrives à plusieurs, le rapport de force est différent. »

« Les bailleurs sont intouchables »

Rééquilibrer ce rapport de force, prendre la défense des invisibles et drainer cette énergie revendicative. Tels sont les objectifs de La révolution est en marche, un mouvement qui englobe Force citoyenne et un parti politique nommé Démocratie représentative. C’est Hadama Traoré, habitant de la cité des 3 000, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), qui lui a donné naissance en janvier. Aujourd’hui, la page Facebook du mouvement est suivie par 15 000 abonnés, principalement issus des cités dites « sensibles ». Et Hadama Traoré est connu dans nombre de ces zones reculées, où les institutions, quelles qu’elles soient – bailleurs sociaux, mairies, écoles… –, sont vécues à la fois comme écrasantes mais aussi impuissantes à régler les problèmes de la population. Renvoyant les usagers les plus précaires à une situation d’habitants isolés, sans voix et sans pouvoir.

« En France, quand vous avez des problèmes, vous la fermez », aurait intimé une représentante du bailleur à plusieurs voisins de Delphine, rassemblés par hasard dans le hall de son immeuble de Gonesse. Au détour de la cage d’escalier, les griefs s’accumulent : factures abyssales, infiltration d’eau, harcèlement… Face à cela, les locataires se sentent seuls. « Les bailleurs sont intouchables, se plaint un habitant. La mairie socialiste ? On a l’impression qu’ils n’ont aucun pouvoir. Personne ne nous défend. » En bas de chez Hadama Traoré, à la cité des 3 000, connue pour sa concentration d’ouvriers de l’usine PSA (fermée en 2013), « on n’a pas vu de politiques depuis les dernières municipales », dit-on. Ce sentiment d’abandon couplé au plan de rénovation urbaine local qui souffre d’un manque de concertation avec les habitants, les violences policières – le viol présumé de Théo – et, plus récemment, la mort suspecte de Yacine dans une cave entraînent les énergies de révolte.

Mais, aujourd’hui, cette opiniâtreté ne sied pas prioritairement à la gauche, accusée d’être à l’origine de ce fameux « désert politique » qui ne tient pas tant au manque d’engagement des citoyens sur le terrain qu’à une classe politique qui a cessé d’être à l’écoute. Dans chacun de ces quartiers, toujours les mêmes discours : « On n’a pas besoin des politiques pour changer le quotidien des gens, affirme Malik, 29 ans, président de l’association Le Grand Défi, chaîne humanitaire d’aide aux sans-abri née à Sarcelles (Val-d’Oise). Ils ne nous font pas confiance parce qu’on est des jeunes de banlieue, mais ça ne les gêne pas de nous utiliser pour leur image : Benoît Hamon est venu nous voir pendant sa campagne, il nous a promis qu’il appuierait notre demande d’organiser un grand apéro pour les SDF sur la place de la Bastille, qu’Anne Hidalgo nous a refusé… On n’a plus entendu parler de lui. C’est toujours pareil : les politiques t’aspirent et une fois qu’ils ont pris ton énergie, ils te jettent. » Une défiance qui pousse les gens à s’organiser autrement.

La méthode « Alinsky »

C’est le cas en plein cœur d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Ici, le taux de pauvreté est parmi les plus élevés de France et le chômage y culmine à près de 25 %. Quand plus de 5 000 habitants du quartier géré par l’office HLM de la ville ont reçu, en 2016, un rappel de facture d’eau de plusieurs milliers d’euros par personne, le vase de la colère a débordé. L’association Alliance citoyenne, présente aussi à Grenoble et à Rennes, a réuni une partie de ces locataires, mettant à leur disposition un cadre et un mode d’organisation de la bataille à mener contre les institutions concernées. Charge aux habitants ensuite de démarcher eux-mêmes les politiques, de gauche comme de droite, pour faire monter la pression.

Une méthode dite « méthode Alinsky », du nom d’un théoricien de l’autogestion à l’américaine. Apolitique et anti-idéologie, Saul David Alinsky, né en 1909, vouait un profond mépris pour la gauche, qu’il accusait d’infantiliser les pauvres au lieu de leur donner les moyens d’agir sur leur vie. Alinsky prône le « community organizing », un mode d’action et d’organisation collective qui prend pour point de départ les dominations et les injustices vécues matériellement par les gens. Dans les quartiers noirs américains, il a profondément transformé les moyens de mobilisation avec sa technique d’agrégation des colères qui s’articule autour de trois notions principales : le pouvoir, l’intérêt propre et le conflit, « noyau essentiel d’une société libre et ouverte ». Aujourd’hui, c’est au tour des quartiers français de faire de l’« empowerment » auprès des populations les plus précaires. Hadama Traoré, qui la pratique au jour le jour, dit en avoir pris conscience sur le tard. Le PCF ne faisait sans doute pas autre chose avec son « éducation populaire » du monde ouvrier…

Quoi qu’il en soit, cette mission, qui aurait dû continuer à être celle de la gauche, s’est perdue avec l’arrivée de François Mitterrand, puis de ses successeurs à l’Élysée. « Quand la gauche est arrivée au pouvoir, on a pensé qu’il fallait la laisser faire, ne pas lui mettre des bâtons dans les roues, se souvient Olivier Klein, maire de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), passé du PCF au PS en 2002. C’était une erreur, car des logiques différentes ont pris les devants… Il faut maintenir un espace de conflictualité. Tout l’enjeu d’une gauche de gouvernement est là. »

Pour le maire de cette ville théâtre des révoltes de 2005, le retrait de la vie locale au profit des intercommunalités, en faisant l’effet d’une recentralisation des pouvoirs, participe de l’éloignement des politiques de la vie quotidienne des gens : « On met en place des politiques qui dépolitisent en supprimant des espaces de rapport de force. » Alors, ces espaces se réinventent en dehors des partis. C’est ce qu’explique aussi Laurent Moity, habitant d’Aubervilliers en lutte, et porte-parole de l’Alliance citoyenne : « La logique citoyenne, c’est chacun récupère son pouvoir alors que la logique du parti politique, c’est qu’un petit groupe s’approprie le pouvoir des citoyens en étant élu. Notre démarche est libertaire : c’est l’expression du “Lumpenproletariat” qui a toujours été un tabou pour la gauche parce qu’elle a peur de ne pas le maîtriser. On ne veut pas d’élite éclairée qui guide qui que ce soit. On fait des choses très locales, ensemble, on prend nos décisions collectivement en assemblée générale. »

À l’Alliance citoyenne, la limite est posée : dès lors que l’un d’entre eux s’engage en politique, il doit quitter l’association. Ce fut le cas pour Leïla Chaibi, cofondatrice du mouvement, quand elle s’est engagée au Parti de gauche. Mais la frontière entre associatifs et politiques reste ténue. La conférence d’Adrien Roux, fondateur d’Alliance citoyenne, à l’Université d’été de la France insoumise (FI), a créé un malaise à Aubervilliers : « On sait que la France insoumise tente le rapprochement, mais Mélenchon ne pourra pas récupérer notre mouvement : ça va lui péter entre les doigts, affirme Laurent Moity. Il récupérera un logo, mais pas les citoyens qui l’ont formé. » Cette énergie citoyenne s’autodétruirait-elle à l’approche des politiques ? « Quand Bastien Lachaud [député FI de Seine-Saint-Denis, NDLR] s’est appuyé sur notre action locale pour évoquer ses propositions de régie publique de l’eau, on a perdu du monde, déplore-t-il. Les gens ne veulent pas être récupérés ou manipulés. »

« Faire à notre place »

Dans les quartiers Nord de Marseille, où le chômage peut atteindre 40 %, Katia Yacoubi fait un constat similaire : « La FI souffre d’un manque d’ancrage local. Or, si tu arrives au nom d’un parti, avec tes logos et tes gros drapeaux, ça ne marche pas. » Candidate sans étiquette aux dernières législatives, elle s’est rapprochée du mouvement de Jean-Luc Mélenchon, mais refuse d’organiser des « apéros insoumis » : trop politiques. Dans ses ateliers d’apprentissage de la lecture ou ses rencontres entre voisins, « on ne parle pas politique, on fait des actions très locales ». Pour autant, la travailleuse sociale recalée aux législatives reconnaît que « si on veut faire évoluer les choses, il faut être aux manettes » et « sans étiquette politique, les élections, c’est compliqué ».

Pour Olivier Klein : « Il ne faut pas cantonner la parole des habitants aux problèmes locaux : c’est une bonne porte d’entrée, mais ce n’est pas suffisant. » Certes, le champ politique doit être investi. Mais, là encore, les partis classiques de gauche, même s’ils restent un repère historique, ne sont plus les interlocuteurs privilégiés des classes populaires.

Pour Mohamed Mechmache, militant associatif à la tête de la coordination citoyenne Pas sans nous, « le discours de la gauche auprès des classes populaires, c’est : “Faites du social et laissez-nous faire de la politique” ». Pendant les dernières élections, une délégation de Pas sans nous devait être reçue par des représentants de la France insoumise. « Les personnes qu’on devait voir n’étaient même pas présentes, ça en dit long sur la place accordée à la question des quartiers populaires, cingle le porte-parole d’AC Le feu, et conseiller régional Île-de-France sous l’étiquette EELV. Je ne me fais pas d’illusion sur la France insoumise : Jean-Luc Mélenchon veut faire une OPA sur les quartiers avec des gens qui, globalement, n’en viennent pas. Ils vont reproduire le schéma du “faire à leur place, parler en leur nom”, qui ne fonctionne pas. Dans les quartiers, on n’attend plus après personne : on se présente aux élections sur des listes autonomes et on prend notre place dans le rapport de force. À Clichy-sous-Bois, on est la deuxième force politique de la ville, à Sarcelles, on a fait 12 %, à Aubervilliers 14 %… » De son côté, Hadama Traoré veut, lui aussi, s’imposer et mettre sa méthode au service de son parti politique : Démocratie représentative.

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