Le bien privé contre le bien public

S’est installée l’idée que les impôts sont une chose affreuse.

Jean-Marie Harribey  • 15 novembre 2017 abonné·es
Le bien privé contre le bien public
Photo : Attac manifeste le 10 novembre devant un Apple Store parisien pour protester contre l'échappement à l'impôt de la multinationale.
© JACQUES DEMARTHON / AFP

L****e scandale des « Paradise Papers » est sur la place publique. Il est maintenant sûr que 350 milliards d’euros sont escroqués chaque année aux États, dont 120 aux États européens et 20 à l’État français. Ces sommes recouvrent l’optimisation fiscale (200 milliards pour le monde, 60 pour l’Europe et 10 pour la France) et l’évasion ou la fraude pour le reste. Il est aussi confirmé que les paradis fiscaux ont pour noms en Europe : Luxembourg, Pays-Bas, Irlande, Royaume-Uni avec ses îles. Et que les optimisateurs, évadés et autres fraudeurs s’appellent Apple, Facebook, Nike, Total, Whirlpool, Dassault, Arnault, la cour d’Angleterre, etc.

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On peut s’étonner cependant que certains découvrent la lune. L’existence des paradis fiscaux est connue depuis longtemps, et les ONG comme Tax Justice Network, Oxfam, CCFD, Attac et des chercheurs [1] les avaient déjà dénoncés. Les 350 milliards annuels ne représentent qu’un peu plus de 1 % de l’argent stocké dans les paradis. Mais, pour que ces révélations puissent servir à éradiquer le phénomène, encore faut-il que l’on en comprenne les causes profondes. C’est là que le bât blesse.

La première cause de l’optimisation, de l’évasion et de la fraude fiscales (l’OE2F) est la liberté totale de circuler des capitaux, tenue pour indispensable au placement et donc à l’accumulation du capital. Et cette liberté fut accordée par les États qui, aujourd’hui, versent des larmes hypocrites devant leur manque à gagner pour les budgets publics. Une liberté qui ne fut pas du tout restreinte après la crise déclenchée en 2007, et l’établissement de listes de paradis fiscaux ridiculement réduites est le fait de l’OCDE, du G20 et de l’Union européenne.

Deuxièmement, jamais la tolérance des gouvernements et, au-delà, de l’opinion publique via les médias n’aurait été aussi grande à l’égard des paradis fiscaux si n’avait été installée l’idée que les impôts sont une chose affreuse à laquelle il faut échapper par tous les moyens. Le fond du problème est là : les impôts pour le bien public doivent diminuer, donc le bien public doit reculer au profit du bien privé, nous serine-t-on à longueur de journée.

On ne sortira pas de ce cercle vicieux sans frapper un grand coup à la logique du capital et de la propriété privée pour réhabiliter la notion de bien collectif et convaincre que le travail effectué dans les services non-marchands est productif de valeur économique, dès l’instant où ces services ont été validés socialement comme répondant à de vrais besoins. Le marché est nécessaire pour faire accomplir à la marchandise son « saut périlleux » (Marx) ; il n’est pas nécessaire pour apprendre à lire aux enfants et soigner les malades. La contrepartie des impôts et cotisations est auparavant produite par les enseignants et les soignants, qui ne vivent aux crochets de personne, car ils génèrent du revenu supplémentaire pour la société [2]. Pour mettre un terme à l’idéologie légitimant en douce l’OE2F et les inégalités, il faut aller au cœur : ce n’est pas l’impôt qui est spoliateur, c’est la propriété grandissante.

[1] La Richesse cachée des nations, Gabriel Zucman, Seuil, 2017.

[2] La Richesse, la Valeur et l’Inestimable, Jean-Marie Harribey, LLL, 2013.

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