Pirates qui se dilatent

Deux collectifs s’associent pour une passionnante aventure sous « pavillon noir » qui mêle les profondeurs d’Internet aux sociétés corsaires.

Anaïs Heluin  • 14 février 2018 abonné·es
Pirates qui se dilatent
© photo : Frédéric Desmesure

Groupe de cinq artistes trentenaires, le collectif OS’O regarde avec inquiétude le monde que lui ont légué les générations précédentes. « Un monde “désenchanté”, sans idéologie, un monde sans mythe », disent les comédiens et metteurs en scène dans leur manifeste artistique. Une démocratie dont ils questionnaient déjà les imperfections dans Timon/Titus (2015), spectacle consacré à la question de la dette au sens large, financier autant que théâtral.

Avec Pavillon noir, Jérémy Barbier d’Hiver, Moustafa Benaïbout, Roxane Brumachon, Bess Davies, Mathieu Ehrhard, Baptiste Girard, Marion Lambert et Tom Linton persistent dans leur intranquillité. Mieux, ils en enrichissent l’expression en s’associant avec une autre jeune équipe, le collectif Traverse, voisin dans ses craintes et dans sa manière de voir et de faire le théâtre : tel un « groupe d’action ».

Comme le collectif OS’O, cette troupe de sept auteurs – Adrien Cornaggia, Riad Gahmi, Kevin Keiss, Julie Ménard, Pauline Peyrade, Pauline Ribat et Yann Verburgh – s’empare avec inventivité des questions posées par bon nombre des collectifs théâtraux qui se multiplient en France depuis une dizaine d’années : la place du théâtre à l’ère du divertissement, la nécessité de repenser les rapports de pouvoir au sein de l’institution, de résister au culte du metteur en scène… Des réflexions qui nourrissent Pavillon noir, où l’utopie et la force critique des deux démarches collectives trouvent à s’exprimer à travers la piraterie. Laquelle, rappellent-ils à la suite de l’historien Marcus Rediker, reposait sur « un mode d’organisation beaucoup plus égalitaire que nous l’imaginons : élection et éviction du capitaine décidées par tous, redistribution du butin et des biens de manière égalitaire, “rachat” des blessures et des morts par l’usage avant l’heure d’une caisse commune de sécurité sociale ».

Peu exploré au théâtre, contrairement au cinéma, où les corsaires ont un genre bien à eux, ce thème offre aux entités fusionnées des possibilités qu’elles explorent avec une audace formelle remarquable. D’autant plus que, si Pavillon noir s’approche parfois des épopées maritimes dont on a l’habitude, il est le plus souvent à mille lieues des bateaux pirates. À savoir : dans la galaxie du deep Web ! Soit la partie immergée d’Internet, celle qui n’est pas référencée par les moteurs de recherche, où l’anonymat est de mise et tous les interdits susceptibles d’être enfreints. Où tous les combats sont possibles.

C’est donc entre réel et virtuel que les artistes d’OS’O et de La Traverse hissent leur pavillon, qui pour être noir n’en est pas moins plein d’une fantaisie et d’une liberté très singulières. Loin de l’énergie brute, plus ou moins trash et souvent largement nourrie d’images, dont font preuve bien des jeunes collectifs actuels.

Avec ses quinze séquences qui forment plusieurs récits distincts, Pavillon noir est une passionnante traversée-labyrinthe de l’histoire de la piraterie. Et toujours par les seuls moyens du théâtre. Du jeu et de la fiction, régulièrement interrompue par les tutoriels Raph et Zoé, dont les excellents Marion Lambert et Tom Linton font des pauses aussi comiques qu’instructives. Une sorte de « gestus post-brechtien » qui contribue à brouiller les frontières entre la Toile et le réel.

Tout en mettant en garde contre certaines dérives du virtuel, Pavillon noir n’a donc rien de catastrophiste. En imaginant des solutions physiques à des problèmes qui ne le sont pas, les deux collectifs font acte de foi dans le pouvoir du théâtre. Cela dès la première scène, hilarante, où une animatrice de forum Internet (Bess Davies) subit les attaques d’un « troll » pas scandinave ni mythologique pour un sou, qui s’exprime par formules insensées telles que « [Dumbledore is gay ????] # lolcat] » ou encore « Spider cochon il peut marcher au plafond ». Incarné par un comédien méconnaissable par sa perruque et son jeu clownesque, ce parasite des discussions en ligne ouvre la voie à de nombreuses inventions scéniques inspirées par l’univers du Web. Toutes réjouissantes.

Métadonnées, bitcoins, plate-formes numériques… Chaque maille de la Toile a son expression théâtrale et sa façon de s’intégrer aux différents fils narratifs de la pièce. Ce sont, ici, des réunions de hackers où s’organise l’exfiltration d’une Kazakhe poursuivie pour avoir mis en libre accès des articles scientifiques issus de sites payants. Là, des scènes de procès de « Dread Pirate Roberts », fondateur du site Silk Road (la route de la soie), qualifié par ses détracteurs de « marché noir en ligne qui, en dépit de son nom, n’était pas exactement dédié au commerce textile ». Ou, plus explicitement, de « plus gros site de vente en ligne de drogue du monde ». Sur quoi débarque une bande de pirates type XVIIe siècle, afin de mettre à l’épreuve le discours utopiste du prévenu, affirmant que « ce site n’était rien d’autre qu’une expérience économique pour donner au monde un exemple de ce que pourrait être la vie sans l’utilisation systématique de la violence ».

Comme l’internaute, Pavillon noir navigue sans encombres d’un pays et d’une époque à l’autre. Après une bataille de hackers contre des métadonnées (en fait des comédiens légèrement maquillés), un rapide changement de décor nous mène ainsi en Syrie dans la chambre d’un jeune couple : une militante anti-Assad et un défenseur de l’Internet libre rêvant de numériser Palmyre. La structure éclatée de Pavillon noir fait sa force : grâce à elle, la piraterie, reflet du monde actuel, apparaît dans tous ses paradoxes.

Pavillon noir, du 13 au 17 février au Théâtre Olympia, CDN de Tours, 02 47 64 50 50 ou cdntours.fr ; 21 et 22 février au Phénix (Valenciennes) ; 6 mars au Théâtre Jean-Lurçat (Aubusson) ; 8 mars aux Treize-Arches (Brives)… Le reste de la tournée sur www.collectifoso.com

Théâtre
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