En grève pour le droit d’asile

Depuis trois semaines, les agents de la Cour nationale du droit d’asile sont mobilisés contre le projet de loi sur l’immigration et revendiquent de meilleures conditions de travail.

Malika Butzbach  • 7 mars 2018 abonné·es
En grève pour le droit d’asile
Le 21 février, manifestation de salariés de la CNDA à Paris.
© Julien Mattia/NurPhoto/AFP

Les quelques flocons qui tourbillonnent ne les ont pas découragés. Pour leur 18e jour de grève, les agents de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) sont partis de leur juridiction, située à Montreuil (93), pour se retrouver à Paris devant le Conseil d’État, dont ils dépendent. S’ils sont moins nombreux qu’au premier jour de la mobilisation, le 13 février, ils font toujours autant de bruit. En martelant leurs slogans, ils brandissent leurs banderoles et pancartes, sur lesquelles on peut lire « Agents méprisés. Justice au rabais ». C’est en réaction au projet de loi Asile et immigration (présenté mercredi 21 février devant le conseil des ministres par Gérard Collomb) qu’est née la mobilisation, à l’appel de l’ensemble des syndicats (SIPCE, FO et CGT).

La CNDA traite les recours des demandeurs d’asile dont le dossier a été rejeté par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). La période de recours étant ramenée par ce texte d’un mois à 15 jours, la CNDA se trouve particulièrement concernée par les nouvelles mesures. Mais cela fait plusieurs années, déjà, que la colère gronde parmi ses 434 agents. « Pour moi, c’est la réforme du droit d’asile en 2015 qui a marqué le début de la détérioration de notre travail, estime Marie, rapporteure et gréviste_. Cette loi a induit une politique du chiffre. »_

Les rapporteurs de la CNDA sont chargés d’instruire les dossiers de recours. Ils étudient et vérifient le récit initial de la personne, examinent le jugement et les pièces du dossier, se renseignent sur le contexte géopolitique du pays d’origine… Un travail minutieux et essentiel puisque leur rapport est lu en début d’audience et influence la décision des magistrats. Sauf que ce travail doit être réalisé rapidement : un rapporteur a en charge 325 dossiers par an. En comptant les jours d’audience, cela fait une moyenne de deux à trois dossiers par jour. « Cela nous laisse trois heures par dossier. C’est trop peu », tranche Marie. En comparaison, pour préparer sa plaidoirie, un avocat a en moyenne trois rendez-vous d’une heure et demie avec le demandeur d’asile. En 2017, la CNDA a enregistré près de 54 000 recours, contre 39 986 l’année précédente. Ces dossiers roses que les rapporteurs voient s’empiler sur leur bureau sont devenus le symbole de leur mobilisation. « Ce qui saute aux yeux, lorsque l’on regarde ces dossiers, c’est le code-barres. Il est immense. À côté, le nom et le pays d’origine de la personne sont plus petits, explique une des grévistes, qui brandit un faux dossier devant le Conseil d’État. C’est symbolique : on réduit des personnes et leur vie d’exil à un simple code-barres. Ça en dit beaucoup sur la politique du chiffre. » En une journée d’audience, 13 dossiers doivent être jugés par la CNDA. « C’est intenable, soupire Marie. Souvent, les avocats demandent des renvois pour heures tardives et, généralement, les magistrats les acceptent, car on ne peut juger correctement un dossier à des heures avancées. »

Ces conditions ne sont pas optimales pour décider ou non d’accorder l’asile, estiment de nombreux avocats, eux aussi en grève contre le projet de loi. « Il faut du temps pour reconstituer tout un récit, et l’oralité a une place fondamentale lors de l’audience. Le demandeur doit être mis en confiance pour raconter son histoire, certains font état de viols ou de torture… », note Laurence Roques, avocate spécialiste du droit d’asile et membre du Syndicat des avocats de France. « Avec cette exigence de rythme soutenu, on peut passer à côté d’un certain nombre de demandes d’asile. »

Cette cadence va encore s’accélérer. Le projet de loi Collomb entend faire tenir l’ensemble de la procédure de demandes d’asile en 6 mois tout compris. « Avec cette obsession des délais, je pense qu’on va arriver à un plancher en dessous duquel on maltraite les dossiers, observe Serge Slama, professeur à Paris-Nanterre et à l’initiative d’une tribune de soutien [1]. Quand on se dit que la vie d’une personne va dépendre d’une audience de 20 minutes et d’un rapporteur qui n’aura pu travailler qu’une demi-journée sur le dossier, c’est tout de même inquiétant. »

En 2017, 29,8 % des jugements ont été rendus par ordonnances dites « nouvelles ». Ce procédé permet de rejeter les recours dont on estime qu’ils manquent d’éléments sérieux, sans que le requérant soit convoqué devant les magistrats. « Nous sommes conscients que ces ordonnances sont un danger pour certaines demandes, témoigne Valentine Guerif, rapporteure et membre de l’intersyndicale. Les demandeurs d’asile n’ont ni le temps ni les moyens de déposer un recours digne de ce nom, en rencontrant un avocat, en fournissant des pièces supplémentaires… Il y a des dossiers qui passent à travers les mailles du filet. » L’année dernière, sur les 47 814 décisions rendues, 16,8 % ont été positives, annulant le rejet de l’Ofpra.

La réforme de 2015 a créé des audiences à juge unique, tandis que les audiences classiques sont jugées par un magistrat accompagné de deux assesseurs (l’un nommé par le Haut-Commissariat aux réfugiés, l’autre par le Conseil d’État). Cette procédure, plus rapide, représente 24,1 % des audiences (contre 8,5 % en 2016). Le rôle du rapporteur y est d’autant plus important. Considérés comme « la clé de voûte de l’institution », selon le rapport de la Mission d’inspection des juridictions administratives (Maji), ces agents n’ont pourtant pas de voix délibérative. « Nous sommes un peu des ovnis, car nous sommes des contractuels. Alors même que, dans la plupart des audiences, nous sommes les seuls à travailler en permanence à la cour et à étudier le droit d’asile au quotidien », explique Valentine Guerif. Face à des magistrats dont la majorité sont vacataires et ne sont pas spécialisés dans le droit de l’asile, « il nous arrive de rappeler des points de géopolitique ou de droit à des membres de la formation du jugement », ajoute Marie.

Experts du droit d’asile, les rapporteurs sont pourtant les plus précaires : 87,5 % d’entre eux sont contractuels, soit 170 sur 218. Diplômés de niveau bac + 5, et souvent dotés de riches parcours professionnels, ils émargent à 1 700 euros par mois. « Notre travail, on l’aime et on veut le faire bien, confie la rapporteure, qui a été avocate durant quatre ans avant d’intégrer la CNDA. Si c’était juste pour faire de l’argent, on ne serait pas là ! »

Alors qu’elle est la juridiction administrative la plus « productive » de France, la CNDA détonne dans le paysage français. « C’est une juridiction récente : elle est née en 2007 », rappelle la syndicaliste. Date à laquelle la Commission de recours des réfugiés, qui était sous la tutelle de l’Ofpra, a été rattachée au Conseil d’État pour devenir la structure actuelle. « Ce processus de juridictionnalisation ne s’est pas accompagné d’une réflexion sur nos statuts. Résultat : nous sommes des agents de l’État qui exerçons une fonction régalienne, mais nous sommes précaires quand même. »

Les rapporteurs ne sont pas les seuls à déplorer leur absence de statut, les secrétaires d’audience participent aussi à la mobilisation. « Nous avons un rôle “inqualifié”, relève Suzy Balourd, de la CGT-CNDA-CE. On est entre le secrétaire et le greffier : on fait un travail important, mais sans statut. » En charge de garantir la procédure, les secrétaires ne peuvent pourtant signer les actes procéduraux.

Les grévistes revendiquent un « véritable projet de juridiction » à travers une réflexion sur les statuts et la diminution de la charge de travail. « Une lutte difficile face à un gouvernement qui prône la fermeté dans sa politique d’immigration et a la volonté de dépecer la fonction publique », remarque la rapporteure Delphine Lecombe dans une émission de Mediapart [2]. Alors qu’ils entament leur quatrième semaine de grève, une mobilisation inédite pour la CNDA, les agents sont déterminés. « On ne défend que le droit de bien faire notre travail ».

[1] « Non à une procédure d’asile au rabais ! », dalloz-actualités.fr, 23 février.

[2] « Pourquoi la grève à la Cour nationale du droit d’asile », vidéo du 28 février.

Société Police / Justice
Temps de lecture : 7 minutes

Pour aller plus loin…

Au procès de Christophe Ruggia, la colère d’Adèle Haenel, « cette enfant que personne n’a protégée »
VSS 11 décembre 2024 abonné·es

Au procès de Christophe Ruggia, la colère d’Adèle Haenel, « cette enfant que personne n’a protégée »

Accusé par l’actrice de lui avoir fait subir des agressions sexuelles entre ses 12 et ses 15 ans, le réalisateur était jugé au tribunal correctionnel ces 9 et 10 décembre. Un procès sous haute tension qui n’a pas permis de rectifier les incohérences du prévenu. Cinq ans de prison dont deux ans ferme aménageables ont été requis.
Par Salomé Dionisi
À l’instar d’Utopia 56, la criminalisation de l’aide aux personnes exilées s’accentue
Solidarité 10 décembre 2024

À l’instar d’Utopia 56, la criminalisation de l’aide aux personnes exilées s’accentue

Alors que l’association d’aide aux personnes réfugiées est visée par trois enquêtes pénales portant sur ses actions à la frontière franco-britannique, deux rapports alertent sur la volonté de criminaliser les associations d’aides aux personnes exilées et leurs bénévoles.
Par Élise Leclercq
Réfugiés syriens : des pays européens suspendent les demandes d’asile
Asile 9 décembre 2024 abonné·es

Réfugiés syriens : des pays européens suspendent les demandes d’asile

Après la chute du régime de Bachar al-Assad, l’incertitude de la situation en Syrie pousse plusieurs pays européens, dont la France, à suspendre les dossiers des réfugiés syriens.
Par Maxime Sirvins
Quitter ou ne pas quitter X/Twitter ? Le dilemme des médias indépendants
Médias 9 décembre 2024 abonné·es

Quitter ou ne pas quitter X/Twitter ? Le dilemme des médias indépendants

Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk, le réseau social renommé X divise les médias et plus particulièrement depuis la réélection de Donald Trump : rester pour informer ou abandonner une plateforme jugée toxique ? Un choix qui engage leur rôle face à la désinformation et à l’extrême droite.
Par Maxime Sirvins