La bataille de l’opinion

Le succès du « printemps social » se jouera sur le terrain des idées et dans la capacité du mouvement syndical à convaincre de la dimension collective de son combat.

Pauline Graulle  et  Erwan Manac'h  • 28 mars 2018 abonné·es
La bataille de l’opinion
© photo : Les cheminots de la CGT, le 22 mars place de la République, à Paris.ALAIN JOCARD/AFP

Les cheminots peuvent-ils convaincre qu’ils défendent l’intérêt général et ne luttent pas seulement pour leurs acquis ? Comment peuvent-ils contrer le procès permanent en corporatisme, qui rend si difficilement audible leur combat pour le maintien d’un service public de qualité ? C’est le défi colossal auquel les syndicats font face en ce début de mouvement social. Il sera déterminant à la SNCF, pour l’avenir de la fonction publique et dans la poursuite, ou non, de la révolution libérale conduite par Emmanuel Macron depuis son élection. Les syndicats sont au moins unanimes sur ce constat.

Toutes les organisations semblent donc attentives à s’adresser directement aux usagers, pour combattre les fausses évidences sur les vertus présumées de la mise en concurrence, qui serait synonyme d’efficacité et de baisse des prix pour les « clients ». La CGT Cheminots a ainsi dépoussiéré sa communication, avec un pastiche de quotidien gratuit de 24 pages, distribué en septembre à 500 000 exemplaires dans les gares. SUD Rail a aussi son tract spécial pour les usagers, qui reçoit un accueil « très favorable », selon son porte-parole, Bruno Poncet : « Les gens comprennent que l’ouverture à la concurrence aura des conséquences négatives, par exemple sur les petites lignes, où ils paieront quatre fois plus cher qu’aujourd’hui. » Mais les organisations syndicales ne sont pas armées pour conduire, seules, cette bataille de l’opinion. L’organisation de la grève, la mobilisation de leur base, les multiples discussions intersyndicales et l’enchaînement des réunions avec le gouvernement leur demandent une énergie gigantesque.

Les initiatives pour les soutenir seront donc déterminantes. À l’image des collectifs « citoyens » qui commencent à apparaître pour tenter de faire entendre la « voix des usagers ». La Convergence nationale des services publics, qui travaille depuis 2005 à unifier les usagers et les agents des services publics, planche actuellement, avec une cinquantaine de responsables syndicaux, associatifs et politiques, sur la rédaction d’un appel qui devrait être publié autour du 15 avril. « On insiste sur le fait que le statut des cheminots et des fonctionnaires existe pour permettre aux agents d’effectuer, en toute indépendance vis-à-vis des intérêts financiers, un service de qualité », rapporte notamment Michel Jallamion président du collectif et conseiller régional Front de gauche en Île-de-France.

Le politologue Paul Ariès a tenté d’allumer une autre étincelle, début mars, avec un appel pour « un plan B écolo et social à la SNCF », qui a recueilli 27 000 signatures, dans lequel il vante les vertus du service public, du point de vue de l’usager. _« Les thèmes porteurs sont la gratuité, les trains de nuit, la fin du yield management[la fixation du prix par algorithme, NDLR] et le choix du train contre les bus SNCF », estime l’universitaire, qui se réfère notamment à l’exemple de la Suède, où certaines lignes régionales sont gratuites.

Il faudra aussi compter avec le « Front social ». Ce collectif de militants syndicaux, né en 2016 de l’impatience de la « base » à durcir le mouvement contre la loi El Khomri, organise le samedi 7 avril à Paris sa première réunion « interlutte » pour tenter de mettre en musique les nombreuses aspirations à la convergence.

Parviendront-ils à incarner une parole suffisamment forte pour percer les canaux médiatiques pollués ? Les événements politiques sont toujours des précipités de forces éparses. Les grandes grèves de 1995 n’auraient évidemment pas eu lieu sans la mobilisation des syndicats, des usagers et des politiques. Auraient-elles trouvé leur issue victorieuse sans l’implication de Pierre Bourdieu ? Sans doute que non. Difficile, aujourd’hui, d’imaginer qui pourrait reprendre le flambeau de cette figure de l’intellectuel engagé. Signe que la place est toujours terriblement vacante, le quotidien Le Monde a exhumé, le 22 mars, jour de la grande manifestation de la SNCF et des services publics, le fameux « discours aux cheminots grévistes » que le sociologue avait prononcé le 12 décembre 1995. Bourdieu y explique que le plan Juppé n’est rien d’autre qu’une tentative de « destruction d’une civilisation ». Ce texte apparaît certes d’une brûlante actualité… Mais une mise à jour serait-elle si superfétatoire ?

Alors, qui pour succéder à Bourdieu ? Qui pour porter la parole du monde intellectuel français ? Une vingtaine d’universitaires, écrivains et avocats ont pris la plume le 23 mars, mais leur texte d’une dizaine de lignes, sans ambition réellement fédératrice, s’en tient à une déclaration de « sympathie » pour le mouvement des cheminots et à un appel à la souscription, pour alimenter une caisse de grève.

Il y a bien Frédéric Lordon, dont la dernière tribune dans Le Monde diplomatique a fait parler d’elle dans les cortèges, le 22 mars. Dans ce texte intitulé « L’occasion », l’économiste-philosophe note d’ailleurs à juste titre que si « le mouvement n’est que [“le mouvement des cheminots”], il est perdu d’avance ». Il ajoute : « [Le mouvement] a d’autant moins de chance de se compacter qu’il lui manque plus cruellement encore son liant. Or le liant, c’est une signification d’ensemble. »

Mais si Frédéric Lordon se sent le mieux à même de créer ce fameux « liant », sa rupture avec Nuit debout – il s’était alors retiré du mouvement – a laissé des traces. Et d’ailleurs, faut-il incarner à tout prix l’opposition à la politique d’Emmanuel Macron dans une seule figure, si brillante soit-elle ? Pas forcément, estime Charlotte Girard, responsable du programme à la France insoumise. Si elle reconnaît que « la grande différence avec 1995, c’est l’absence d’un Bourdieu », elle souligne aussi que « l’intellectuel collectif » incarné jadis par Bourdieu pourrait tout aussi bien « s’incarner dans le mouvement de la France insoumise ». « Il faut dire que le milieu intellectuel a été envahi par l’idéologie dominante », ajoute-t-elle, renvoyant par exemple aux cursus universitaires où le droit social ne réserve plus de place à la question des services publics en tant que tels.

Quoi qu’il en soit, l’enjeu, tôt ou tard, sera d’accompagner un dépassement des organisations syndicales pour construire un mouvement fédérateur. Certaines l’appellent de leurs vœux, d’autres le redoutent et préviennent contre un risque de cacophonie qui rendrait leur discours (encore plus) inaudible.

C’est l’inquiétude de certains syndicats de la fonction publique (FSU, CFDT), notamment pour des raisons d’agenda. Derrière le front ouvert en toute hâte par les cheminots – ils se battent contre une loi d’habilitation à réformer par ordonnance que l’Assemblée examinera à partir du 9 avril –, le calendrier de la réforme de la fonction publique est un peu moins brûlant. Les premiers arbitrages du « Comité action publique 2022 » (« CAP 2022 ») – dont l’objectif est de redéfinir ou sacrifier des missions de services publics pour supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et arrêter 60 milliards d’euros d’économies – sont attendus pour la mi-avril. Et les négociations sur « l’agenda social », qui s’apparente à une « loi travail » pour la fonction publique, devaient débuter ce jeudi 29 mars.

Mais ces divergences de stratégies syndicales pourraient être emportées si la marée humaine était suffisamment puissante. Et les signaux, pour l’heure, sont partout au rouge pour le gouvernement : le mouvement s’enracine dans les universités. La détresse est maximale dans les hôpitaux et les maisons de retraite. Les enseignants montrent des velléités d’action de plus en plus fortes, ainsi que les retraités, les professionnels de la justice et les chômeurs (la réforme du système de sanction est attendue pour le 18 avril). La CGT appelle également les éboueurs et les égoutiers, du public comme du privé, à se mettre en grève à partir du 3 avril pour une renationalisation de la collecte et de la gestion des déchets et des meilleures conditions de travail. « Les luttes locales sont également nombreuses, intenses et bien couvertes par la presse régionale, notamment contre les fermetures de bureaux de poste, ou, par exemple, contre la privatisation de 8 barrages hydrauliques en Isère et en Savoie », observe Michel Jallamion. Son collectif ne vise donc pas tant à mettre les gens en mouvement, qu’à essayer de montrer qu’ils le sont déjà, partout en France.