Qu’est-ce que la ZAD ? Entretien avec Sylvaine Bulle

Pour cette sociologue du Cresppa, l’occupation telle que pratiquée à NDDL ou à Bure est la modalité concrète d’un nouveau militantisme politique.

Vanina Delmas  • 10 avril 2018 abonné·es
Qu’est-ce que la ZAD ? Entretien avec Sylvaine Bulle
© Photo : Sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le 21 mars 2018, lors de la visite de Sébastien Lecornu, secrétaire d'État auprès de Nicolas Hulot.JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP

La lutte contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a été nourrie, au fil du temps, par les différentes personnalités des occupants du bocage. La sociologue ­Sylvaine Bulle a passé plusieurs mois au sein de la ZAD pour enquêter sur cette expérimentation politique autonome. Elle nous livre ici ses observations (entretien réalisé avant l’expulsion commencée le 9 avril).

Quels sont les différents profils des habitants de la ZAD autres que les agriculteurs historiques ?

Sylvaine Bulle

Membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa).

Sylvaine Bulle : Parmi les personnes présentes depuis le début à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, il y a celles qui viennent de l’écologie, des camps climat, de l’alternativisme, etc. Et d’autres qui sont issues du cortège de tête ou de l’anarchisme libertaire, et qui sont là pour faire sécession, instruire un rapport de force plus diffus en cherchant à attaquer l’État, la police ou les autorités judiciaires. Ceux-là posent plus globalement la question des rapports de domination dans la société, c’est-à-dire les rapports de race, de genre et évidemment de classe. Notre-Dame-des-Landes, c’est en effet la rencontre des paysans et des anarchistes. Même si ces cohabitations restent très imparfaites, elles définissent, selon moi, l’expérimentation politique qui se joue sur la ZAD.

La « solution Larzac », soit une gestion collective des terres par les acteurs de la lutte, pourrait-elle être un bon compromis, même pour les autonomes ?

La lutte du Larzac, dans les années 1970, comptait des utopistes libertaires, mais non-violents à 200 %. Le livre de Danièle Léger et Bertrand Hervieu, Le Retour à la nature. Au fond de la forêt… l’État, publié en 1979, montre que les occupants du Larzac se situaient dans un projet de contestation contre la structure de l’État, mais au nom d’un projet néorural, de contre-culture, avec un mode de vie alternatif. Pas du tout dans une confrontation radicale avec l’État. Et n’oublions pas que l’issue du conflit au Larzac est due à un compromis politique avec l’État. La démarche était donc très différente.

Récemment, des anciens du Larzac se sont mêlés aux discussions à NDDL pour évoquer l’agriculture hors norme, non productiviste. Or, ce partage avec des acteurs du dehors est contesté par un certain nombre d’occupants non dominants de la ZAD. Les anarchistes révolutionnaires ne sont pas du tout prêts à voir surgir l’État, la chambre d’agriculture et le Larzac sur la ZAD.

Cette nouvelle étape risque-t-elle d’effriter la solidarité observée pendant la lutte contre le projet d’aéroport ?

Entre 2009 et 2017, il y a eu ce que j’appelle une grammaire supérieure de la solidarité, composée de personnes qui ont des valeurs et des cultures différentes : les membres de l’Acipa [1], qui ont un profil de riverains légalistes, les agriculteurs productivistes, qui ont soutenu la lutte, les anarchistes, les acteurs autonomes… Tout le monde a tenu cette façade de la résistance, et cela a été exceptionnel du point de vue de la pratique et de l’apprentissage des modalités collectives. Mais, si les modes de défense ont été les mêmes pour tout le monde, ce n’est pas le cas des finalités. Pour un acteur « autonome », « insurrectionnel », « utopiste », la ZAD doit devenir un terrain d’expérimentations, que l’aéroport soit abandonné ou pas. Pour l’Acipa ou les membres de Copain [2], la priorité est que le territoire retrouve sa virginité et sa souveraineté. L’objectif d’abandon étant atteint, les règles du jeu ne sont plus les mêmes. Reste à voir quel sera le jeu de la coordination en cas d’expulsions.

Les habitants de l’est de la ZAD, plutôt issus de la mouvance autonome, vont-ils continuer à résister face à la menace d’expulsion ou partiront-ils d’eux-mêmes ?

Pour un autonome, l’enjeu est de savoir si on peut construire une autonomie politique, c’est-à-dire une ZAD qui a les moyens de son auto-organisation, de son auto-légalité et de son auto-souveraineté, sans recourir au système marchand, aux institutions légales et politiques. Certains peuvent décider de partir en premier car ils ne se reconnaissent pas dans les expérimentations agricoles qui ont actuellement l’oreille des interlocuteurs de l’État. Je pense aux barricadiers, par exemple. Ils étaient à la ZAD car il y avait un projet politique d’envergure pour affronter l’État sur le plan symbolique et physique. Ils partiront soit par capitulation, soit pour aller ailleurs. Une ZAD est toujours dépassée par sa propre immanence, sa propre puissance. Elle produit toujours sa propre dissémination.

Ces zadistes pourraient donc s’installer sur d’autres territoires de lutte, comme à Bure, contre le projet de centre d’enfouissement des déchets nucléaires ?

Bure est déjà un autre front, qui présente de grandes ressemblances avec NDDL : les mêmes modes de faire, la même philosophie politique, les mêmes personnes et dispositifs (le front, le repli, l’achat de maisons…). Le rapport à l’État, cependant, est plus fragile, car le territoire concerné est plus petit, et il n’y a ni paysans ni riverains. En outre, à NDDL, la police n’entrait plus sur la zone, alors qu’à Bure les techniques de harcèlement policier au quotidien ont engendré la destruction des cabanes et de la vigie nord…

À Bure, certains refusent l’appellation de ZAD. Dès qu’une zone de lutte devient un acronyme, elle se voit réduite à un stéréotype, voire une impasse. On a même vu un maire demander la création d’une ZAD ! Les occupants sont sensibles à ces effets pervers.

Quelle est votre définition d’une ZAD ?

Une ZAD n’est réductible ni à un territoire ni à l’opposition contre un grand projet inutile et imposé (GPII). Il y a des gradations d’intensité dans les occupations : le squat urbain, c’est-à-dire les maisons de la grève, les centres autogérés, l’occupation de l’université Paris-8 pour les migrants… Ce sont des réseaux mi-utopistes mi-­autonomes, souhaitant créer des brèches dans le système capitaliste. Ensuite, il y a des luttes beaucoup plus discrètes mais frontales, qui renvoient à une « forme occupation » du style Tarnac, Millevaches, ZAD… Enfin, il y a celles concernant les GPII. La formule est différente, dans la mesure où elle s’appuie sur des collectifs de riverains, de militants réclamant la fin d’un projet.

La ZAD n’est donc pas une utopie moderne ?

Elle n’est pas réductible à la seule dimension utopiste, en tout cas. D’ailleurs, celle-ci est venue assez tardivement dans le processus de lutte contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, avec des militants anticapitalistes venus pour tenter des expérimentations agricoles et écologistes. C’est une version de la ZAD que j’appelle « de basse intensité ». L’autonomie politique est une partie des composantes de la ZAD qui portent un projet plus contestataire, plus global, plus « frontal ».

Pourquoi avoir choisi la ZAD de NDDL comme objet d’étude sociologique ?

Je souhaitais comprendre les différentes dimensions politiques de ce projet, qui ne peut pas être réduit aux expérimentations. Il me semble que ce que j’appelle la « forme occupation » révèle un nouveau type de contestation relevant de l’action directe, et en rupture avec des modes de contestation liés à la démocratie participative ou représentative – j’y inclus Nuit debout. Cela me semble extrêmement nouveau. En outre, il y a des filiations entre le cortège de tête (notamment dans la lutte contre la loi travail) et les formes d’occupation sur lesquelles je travaille en Palestine et en Israël. J’ai constaté une connivence de réseaux mais aussi de gestes pour restaurer l’action directe, et retrouver un rapport primaire, au sens philosophique du terme, avec l’action politique en passant par le « faire » : faire des expérimentations sur des territoires agricoles, faire sécession, c’est-à-dire trouver des façons de capturer le système politique marchand et capitaliste par le biais de micro-actions.

Que révèlent les ZAD sur notre société ?

Depuis les années 1970, et surtout après la disparition du groupe Action directe, nous avons cru que notre démocratie était totalement pacifiée, que les démocraties représentatives et participatives répondaient parfaitement à la question sociale. Or, précisément en raison du néolibéralisme et de la crise de la croyance dans les institutions politiques, en raison de l’émergence d’un très grand nombre de problèmes sociaux, nous voyons ressurgir un mécontentement actif. Les citoyens, particulièrement les jeunes, ne se contentent plus de ce qu’on leur offre et réagissent soit par le vote extrême, soit en voulant instaurer un autre rapport au politique. Le cortège de tête des manifestations, composé de lycéens, est révélateur. L’action directe qui resurgit depuis deux ans montre aussi que l’ordre policier est désarçonné pour comprendre ces nouvelles formes d’expression du politique.

Est-ce une question de génération ?

Que ce soit à NDDL ou dans le cortège de tête, nous avons affaire à une génération qui échappe totalement à la sociologie classique des militants traditionnels ayant fait carrière politique ou étant membres d’un parti, y compris le NPA. Nous avons affaire à une génération qui a une culture politique en lien avec l’anarchisme, l’insurrectionnel, le Comité invisible ou l’anticapitalisme.

Les autonomes et affiliés ne veulent pas créer des formes d’organisation, même horizontales, ils cherchent plutôt à « performer » le territoire politique en essayant de trouver des esthétiques, des formes d’affinités qui restaurent un lien entre le discours, la pensée et le faire. Cette action directe a des effets très visibles : mettre au point une occupation, créer une épicerie ou des réseaux, alimenter le front avant et le front arrière, qui peuvent être des luttes pour les migrants, les sans-papiers, ou bloquer un port ou un pont, comme en 2016 à Nantes. Des effets immédiats disséminés sans nécessairement être coordonnés, pensés, hiérarchisés ou dirigés par une organisation.

[1] Association historique des opposants à l’ancien projet d’aéroport.

[2] Collectif de paysans opposés au projet de futur aéroport de Notre-Dame-des-Landes.