Pour Mayotte, l’assimilation au prix fort

En séparant artificiellement Mayotte des autres îles des Comores lors de l’indépendance, Paris a créé une bombe à retardement. Aujourd’hui au bord de l’explosion. Reportage.

Rémi Carayol  • 23 mai 2018 abonné·es
Pour Mayotte, l’assimilation au prix fort
© photo : Manifestation le 12 avril devant l’ambassade de France de Moroni, capitale des Comores.AFP/ibrahim youssouf

La crise diplomatique qui oppose les Comores à la France depuis deux mois est montée d’un cran le 9 mai, lorsque le gouvernement français a décidé de ne plus accorder de visas aux Comoriens. Le Quai d’Orsay présente cette mesure rarissime comme une riposte à la fermeté de Moroni – capitale des Comores –, qui refuse depuis le 21 mars d’accueillir ses ressortissants expulsés de Mayotte. Cette décision du gouvernement comorien avait elle-même été prise après que des centaines de Comoriens vivant à Mayotte eurent été chassés de chez eux par des groupes de villageois et expulsés en masse par les autorités françaises.

Ces tensions ne sont qu’un épisode supplémentaire de l’évolution tumultueuse de l’île de Mayotte. Le mouvement de colère qui a éclaté en début d’année portait d’abord des revendications sociales et économiques : plus de moyens alloués par l’État, plus d’égalité sociale, plus de sécurité. Mais il a très vite dévié vers un discours xénophobe, sous l’impulsion de responsables politiques en mal de solutions. Dans certains villages, des « collectifs citoyens » ont entrepris, en dehors de tout cadre légal, de détruire des habitations et d’en déloger leurs habitants au prétexte qu’ils venaient d’une des trois autres îles de l’archipel. « La situation est intenable, déplore un enseignant mahorais qui habite dans le sud de l’île et qui a requis l’anonymat. Ces mouvements d’humeur ne sont pas nouveaux. Mais, plus on avance dans le temps, plus ils gagnent en intensité. Des violences graves sont à craindre. » Le 10 mai, des manifestants ont brandi à Mamoudzou des pancartes annonçant une « guerre civile en marche à Mayotte ».

La violence des mots – et parfois des actes – illustre l’impasse dans laquelle se trouve la population de Mayotte, confrontée à une situation de type colonial : depuis que cette île, érigée en département français en 2011, a été séparée des trois autres de l’archipel en 1975, tout est fait pour que les liens de sang entre les habitants de cet ensemble soient rompus. Une identité mahoraise, expurgée de sa référence comorienne, a été forgée au fil du temps par l’élite politique de l’île.

Impérialisme juridique

Le sociologue et historien Emmanuel Blanchard, spécialiste des contextes coloniaux, comparait en 2007 la situation à celle de l’Algérie à la veille de la guerre d’indépendance. « L’ébranlement de la société algérienne provenait notamment de ce que la colonisation avait contribué à faire disparaître un système de valeurs et de subsistance, sans que la cohérence et la diffusion de celui qui émergeait ne permît de faire face aux ébranlements structurels contemporains (1) », écrivait-il, avant d’expliquer que l’île de Mayotte connaissait les mêmes chamboulements. Cet « impérialisme juridique contribue à fragmenter plus encore la société entre Mahorais de droit français et Comoriens des autres îles, dits “étrangers” ».

Pour en arriver là, il a d’abord fallu réécrire l’histoire. En mars dernier, Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, publiait une tribune dans Le Monde où il affirmait que les habitants de Mayotte n’avaient rien à voir avec ceux des autres Comores : contre toute évidence, il écrivait qu’ils n’ont ni la même langue, ni la même culture, ni la même religion, ni la même histoire. Rien de neuf, à vrai dire : dès les années 1970, les partisans de « Mayotte française » prétendaient à Paris que l’île était chrétienne à 90 % (alors qu’elle est très majoritairement musulmane) et que ses habitants risquaient de subir un « génocide » si la France les abandonnait. Ces arguments, distillés notamment auprès des parlementaires français et dans la presse, ont pesé lorsqu’il a fallu faire des choix, en 1975. En outre, l’intérêt géostratégique de ce petit territoire situé à équidistance de la côte africaine et de Madagascar, au cœur du canal du Mozambique, emprunté à l’époque par de nombreux pétroliers et probablement riche en pétrole, avait mobilisé le lobby militaire, car l’armée venait de perdre, en 1973, sa base navale de Diego-Suarez, au nord de Madagascar.

La dislocation de l’archipel n’allait pourtant pas de soi. Au début des années 1970, quand l’indépendance de cette colonie longtemps ignorée devient inévitable, l’exécutif ne veut pas d’une séparation. « Les Comores sont une unité, ont toujours été une unité ; il est naturel que leur sort soit un sort commun », déclare le président Giscard d’Estaing, le 24 octobre 1974. Or, à Mayotte, l’élite économique, essentiellement constituée de familles créoles venues de Madagascar, a convaincu les notables locaux de refuser l’indépendance. À l’approche du référendum d’autodétermination du 22 décembre 1974, le débat fait rage entre les « soroda », favorables à la France, et les « serrez-la-main », qui veulent l’indépendance, prenant parfois la forme de batailles rangées. Le jour du vote, plus de 99 % des Grand-Comoriens, des Anjouanais et des Mohéliens votent pour l’indépendance. À Mayotte, où l’abstention a été la plus forte, 63,22 % des votants se prononcent contre.

Contre toute attente, Paris décide de prendre en compte le vote île par île. La Grande Comore, Anjouan et Mohéli décident alors de rompre avec la métropole, et des centaines de serrez-la-main sont expulsés de Mayotte sans que les forces de l’ordre ne réagissent. Le choix de la France lui vaudra de nombreuses condamnations des Nations unies jusqu’en 1994. Aujourd’hui encore, Mayotte est considérée par le droit international comme un territoire comorien.

Emmanuel Blanchard rappelle que, au moment de l’accession à l’indépendance des Comores, Mayotte est « une région où la domination coloniale n’a que peu changé le cours de la vie de l’immense majorité de la population ». Il en sera ainsi pendant plusieurs années encore. La France n’est pas prête à faire de Mayotte un département. L’île reste une « collectivité territoriale » pendant trente-cinq ans, pendant lesquels la France ne fait pas grand-chose pour son développement. Durant cette période, le Comorien n’est pas considéré comme un étranger à Mayotte. En 1981, le visa est supprimé pour les Comoriens, et les Mahorais peuvent se rendre librement dans les autres îles (c’est toujours le cas aujourd’hui). Les habitants des quatre îles continuent de se rendre des visites de famille, de commercer, de se marier.

Tout change au milieu des années 1990. La départementalisation est enclenchée et la France commence à construire des écoles et des routes, développe des services… Débute aussi une vaste entreprise d’assimilation culturelle. Bientôt la polygamie sera interdite, le rôle des juges islamiques (cadis) limité, et les règles de succession ou sur la propriété foncière modifiées. Le shimaore et le kibushi, les deux dialectes parlés sur l’île, sont bannis de l’école, tandis que les représentants de l’Éducation nationale tentent de discréditer les écoles coraniques. On veut faire des Mahorais de « bons petits Français ». De fait, malgré quelques réticences au sein de la population (la polygamie, notamment, reste une réalité cachée), « aujourd’hui, les jeunes générations ne regardent plus vers les autres îles, comme avant, mais vers la France », note l’enseignant du sud de l’île. Dans ce contexte, le « Comorien » n’a plus sa place : il devient l’« étranger ».

Les Mahorais, dans leur volonté d’être français, non seulement tentent d’oublier leur comorianité, mais ils la rejettent. « Il est devenu banal d’entendre des insultes telles qu’“Anjouanais” ou “Comorien”, témoigne un enseignant de M’tsapéré, près de Mamoudzou, qui dirige une école primaire depuis plusieurs années. Les enfants disent : “Regarde cet Anjouanais”, et le gamin en face s’énerve. J’essaie alors de dédramatiser, je leur dis que moi aussi je suis né à Moroni. »

Après de violentes manifestations en 1993, les leaders politiques mahorais, incapables de répondre aux attentes de la population, agitent le chiffon rouge de l’immigration, qui devient la cause de tous les maux. Le 18 janvier 1995, le gouvernement Balladur instaure un visa pour tout ressortissant comorien souhaitant se rendre dans l’île française, un sésame très difficile à obtenir. Mais les flux ne se tarissent pas, notamment en provenance d’Anjouan, en plein marasme économique. On continue à venir pour voir la famille, faire ses courses ou se faire soigner, mais on vient de plus en plus, également, pour échapper à la misère. Le moyen le plus utilisé est le kwassa-kwassa, vedette utilisée pour la pêche dans laquelle peuvent s’entasser plusieurs dizaines de personnes pour effectuer la traversée entre Anjouan et Mayotte. La distance est courte entre ces deux îles (70 km), mais la route est dangereuse : on estime entre 10 000 et 20 000 le nombre de personnes disparues dans ce bras de mer durant ces vingt dernières années.

Plus on avance dans le processus d’assimilation, plus la politique migratoire se durcit. Au début des années 2000, on ne parle plus de contrôle des frontières, mais de chasse aux migrants. Les chiffres de reconduites à la frontière explosent : de 6 000 en 2005, on passe à plus de 15 000 les années suivantes, puis à 26 000 en 2010. L’année dernière, ce chiffre a frôlé la barre des 20 000.

Drame humanitaire

Des Comoriens qui vivaient là depuis des années, qui étaient arrivés en toute légalité avant l’instauration du visa et qui n’ont jamais entrepris les démarches pour obtenir des papiers en règle, deviennent soudainement des clandestins. « On a fabriqué des étrangers, des gens qui vivent pourtant comme les Mahorais, constate un magistrat. Et, dans le même temps, on a greffé une population d’étrangers – nous, les Blancs venus d’Europe – qui n’ont rien à voir avec la manière de vivre des Mahorais, mais qui sont considérés ici comme légitimes. » Qualifiés de parasites par certains leaders politiques et désormais traqués par les forces de l’ordre, les Comoriens sont la cible d’une partie de la population. Régulièrement, ils sont sommés de quitter leur maison (que leur louent des Mahorais) et même leur village. En 2003, un hameau de sans-papiers est brûlé par des policiers municipaux à Bandrele.

Un drame humanitaire se joue alors à Mayotte. Des vies sont brisées, des familles disloquées. En renvoyant les sans-papiers, souvent au mépris de la loi, la police aux frontières, sommée d’atteindre des objectifs chiffrés, crée les conditions d’une future explosion de violence : arrachés à leurs parents expulsés, des mineurs « sans identité fixe » se retrouvent livrés à eux-mêmes. Certains sont recueillis par une voisine ou une tante, mais d’autres s’organisent entre eux pour survivre. En 2012, un rapport du Défenseur des droits mentionnait « 3 000 mineurs isolés » dans l’île – peut-être le double aujourd’hui.

Inégalités béantes

Malgré cette politique répressive, la population de Mayotte a doublé en vingt ans, sous l’effet conjugué d’une forte immigration et d’une forte natalité (4,5 enfants par femme). On comptait 256 000 habitants en 2017, dont 44 % ne possédaient pas la nationalité française. Contrairement à ce que l’on peut entendre en France, la situation de Mayotte empêche les non-ressortissants français d’aller plus loin, à La Réunion ou en Europe – y compris ceux qui disposent du fameux visa Balladur, lequel n’est valable que pour Mayotte. Les politiciens ont beau jeu, dans ce contexte, de faire de l’immigré le responsable de tous les maux, à commencer par l’insécurité. Sans voir que la cause première est plutôt la pauvreté : le chômage touche plus d’un actif sur quatre et près d’un jeune sur deux ; 84 % de la population vit en deçà du seuil de pauvreté officiel ; la dépense publique par habitant est quatre fois moindre que dans l’Hexagone.

Sept ans après ce que Richard Monvoisin et Jérémy Fernandès Mollien, qui ont travaillé sur les droits sociaux à Mayotte, appellent une « départementalisation en haillons », les inégalités sont encore béantes entre Mayotte et l’Hexagone, alors même que « les standards métropolitains sont présentés comme un idéal à atteindre ». Dans le même temps, grâce à la perfusion – certes relative – de l’aide française, Mayotte est un territoire « riche » comparé à ses voisins, Madagascar et les Comores, et donc attrayant. « Un îlot de pauvreté dans un océan de misère », résume Rivomalala Rakotondravelo, une figure du syndicalisme. Or, plus le territoire se rapprochera des standards métropolitains, plus il attirera les habitants de la sous-région…

Cette impasse pousse de nombreux Mahorais à s’exiler, à La Réunion ou dans l’Hexagone. In fine, seule une petite partie de la population en mesure d’occuper les emplois qualifiés profite de cette situation : les diplômés locaux et les expatriés venus de métropole, que l’on appelle ici les Mzungu, qui bénéficient de primes très avantageuses, vivent dans des quartiers réservés (les Mzungu-land) et se comportent souvent comme des missionnaires d’une autre époque. La violence que se sont eux-mêmes infligée les habitants de Mayotte en choisissant l’assimilation aurait peut-être été plus acceptable si elle avait mené à la prospérité. Ancien député et leader syndical, Boinali Saïd Toumbou rappelle souvent que le département est l’expression institutionnelle d’un « rapport marchand » et d’un contrat implicite entre Mzungu et Mahorais – acculturation contre subsides. En promettant aux Mahorais, le 15 mai, un plan d’investissement de 1,3 milliard d’euros sur quatre ans, la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, a en quelque sorte confirmé cette analyse. Reste à savoir quel est le prix exact de l’assimilation.

(1) Vacarme, hiver 2007.

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