Drogues : les risques de l’interdiction

Alexandre Marchant s’est attelé à une monumentale histoire de la prohibition des stupéfiants depuis 1945. Une lutte inefficace et dangereuse.

Olivier Doubre  • 10 octobre 2018 abonné·es
Drogues : les risques de l’interdiction
© photo : CHRISTIAN CHARISIUS/DPA/AFP

L’hiver dernier paraissait une somme relatant la « catastrophe invisible » et ce « fait social majeur » que furent la diffusion et la consommation massive d’héroïne durant les dernières décennies, un peu partout dans le monde, notamment en France (1). Un collectif de sociologues, d’historiens, de militants associatifs ou d’ethnologues documentait l’« hécatombe » entraînée par cette consommation, notamment dans les quartiers populaires. Un drame dû à la fois à la politique répressive de « guerre à la drogue » et à l’incurie des pouvoirs publics en matière de soins, du moins jusqu’à l’épidémie de sida, conséquences du « régime prohibitionniste » mondial. Parmi ces chercheurs, l’historien Alexandre Marchant travaillait en parallèle à l’essai qui paraît aujourd’hui sur l’histoire de la prohibition, depuis 1945, de tous les produits considérés comme stupéfiants et interdits dans ce cadre.

Bien que privilégiant le contexte hexagonal, l’auteur appréhende de façon globale nombre d’aspects de la « diffusion des produits et des usages », soulignant la « régulation traditionnelle de l’offre de stupéfiants » dans un marché certes illicite mais classiquement capitalistique. Trop souvent, toutefois, il emploie le substantif « drogue » au singulier, réducteur et idéologique puisqu’il désigne uniquement les psychotropes interdits par les conventions internationales, excluant ainsi tabac, alcool ou médicaments, souvent désignés comme « drogues occidentales ». Maladresse qui n’empêche pas la justesse de l’analyse quant à l’« impossibilité » (ou l’absurdité) de l’objectif recherché par le régime juridique répressif qui encadre tous les psychotropes en question : « Considérée comme une substance dangereuse, la drogue a inspiré une prohibition comparable à celle qui frappa l’alcool aux États-Unis entre 1919 et 1933. »

Avec le « succès » que l’on sait, notamment le développement exponentiel des mafias, de la violence et de la corruption, gangrenant l’ensemble de la société américaine au plus profond d’elle-même… jusqu’à contraindre les pouvoirs publics à revenir sur cette mesure. Les conséquences en termes de trafic et de violence sont évidemment les mêmes avec la prohibition des drogues, mais la longévité de celle-ci a permis aux organisations criminelles de devenir redoutables, immensément riches et puissantes, jusqu’à déstabiliser des États et des économies entières.

Mais ce livre ne se limite pas à la seule question du trafic et s’intéresse aussi aux mondes des usagers, comme les « scènes ouvertes » de consommation dans les rues, par exemple. Il montre aussi l’importance de la réduction des risques comme changement dans l’approche des consommateurs par l’État ou les soignants. Et il souligne surtout l’inadaptation de la prohibition aussi bien pour « régir la demande » que pour « tarir l’offre ». Ne serait-il pas temps de changer de modèle ?

(1) La Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne, Anne Coppel, Michel Kokoreff et Michel Peraldi (dir.), Amsterdam. Cf. Politis du 22 mars 2018.

L’Impossible Prohibition. Drogues et toxicomanie en France (1945-2017) Alexandre Marchant, éd. Perrin, 596 pages, 27 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »
Entretien 5 novembre 2025 abonné·es

Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »

Des millions de personnes dans les rues, un pays bloqué pendant plusieurs semaines, par des grèves massives et reconductibles : 1995 a été historique par plusieurs aspects. Trente ans après, la politiste et spécialiste du syndicalisme retrace ce qui a permis cette mobilisation et ses conséquences.
Par Pierre Jequier-Zalc
1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique
Analyse 5 novembre 2025 abonné·es

1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique

Le mouvement de 1995 annonce un retour de l’engagement contre la violence néolibérale, renouant avec le mouvement populaire et élaborant de nouvelles problématiques, de l’écologie à la précarité, du travail aux nouvelles formes de solidarité.
Par Olivier Doubre
Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »
Entretien 29 octobre 2025 libéré

Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »

Spécialiste du mouvement ouvrier français et du communisme, l’historien est un fin connaisseur des divisions qui lacèrent les gauches françaises. Il s’émeut du rejet ostracisant qui les frappe aujourd’hui, notamment leur aile la plus radicale, et propose des voies alternatives pour reprendre l’initiative et retrouver l’espoir. Et contrer l’extrême droite.
Par Olivier Doubre
Qui a peur du grand méchant woke ?
Idées 29 octobre 2025 abonné·es

Qui a peur du grand méchant woke ?

Si la droite et l’extrême droite ont toujours été proches, le phénomène nouveau des dernières années est moins la normalisation de l’extrême droite que la diabolisation de la gauche, qui se nourrit d’une crise des institutions.
Par Benjamin Tainturier