Un armement policier unique en Europe

Le nombre important de blessés pendant les manifestations s’explique en partie par l’usage des armes dites « non létales », dans des conditions souvent contraires aux règles de déontologie.

Olivier Doubre  • 16 janvier 2019 abonné·es
Un armement policier unique en Europe
photo : Un policier équipé d’un LBD40, doté d’un viseur électronique.
© NICOLAS TUCAT/AFP

Près de 2 000 blessés à la date du 2 janvier, selon le journaliste David Dufresne, qui recense les violences policières lors des manifestations des gilets jaunes (lire ici). Amnesty International avait recensé 1 407 blessés le 17 décembre 2018 depuis la première manifestation, un mois avant. Les cas les plus graves – 82 recensés à ce jour et 78 dossiers transmis par la justice à l’Inspection générale de la police nationale – concernent des yeux crevés, surtout par des lanceurs de balles de défense (LBD) propulsées à une vitesse de 330 km/h, c’est-à-dire celle d’un TGV (une dizaine de cas). Mais aussi de profondes plaies à la tête dues aux grenades de désencerclement lancées de manière non réglementaire à hauteur du visage (quand ce ne sont pas des coups de matraque, le Tonfa, conçu spécialement pour sa dureté apte à briser les os). Ou des mains arrachées par des grenades – parfois parce que les victimes ont tenté de les relancer, mais pas seulement.

Parmi les 82 blessés graves, on compte 10 femmes, toutes touchées à la tête, comme 57 hommes, la plupart visés par des LBD, armes dotées d’un viseur électronique, donc aux tirs plus précis que les anciens Flash-Ball, interdits pour… l’imprécision de leur tir ! Pourtant, la tête est une des parties du corps que les règlements des forces de police interdisent formellement de viser. Lors de l’évacuation pour le moins musclée de la ZAD à Notre-Dame-des-Landes (NDDL), plusieurs milliers de grenades de tous types ont été tirées, et un jeune manifestant, prénommé Maxime, a perdu une main à la suite de l’explosion d’une grenade assourdissante de type GLI-F4. Celle-ci est l’une des plus fréquemment dénoncées. Elle est interdite dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre dans quasiment tous les pays démocratiques européens, mais la France l’autorise et l’utilise à grande échelle. Elle contient 25 grammes de TNT et 10 grammes de gaz CS (lacrymogène) pur. Son effet de souffle en fait une arme particulièrement dangereuse, surtout lorsqu’elle est lancée au milieu d’une foule, comme l’ont abondamment montré des dizaines de vidéos tournées à NDDL ou dans les rassemblements de gilets jaunes.

Juriste, ancienne responsable police-justice de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) (1), aujourd’hui consultante et chercheuse indépendante sur ces questions, Aline Daillère décrit avec précision « l’évolution constante, depuis le mitan des années 2000, du maintien de l’ordre en France avec l’apparition de toutes les armes dites “non létales” parmi les forces de police et de gendarmerie, et leur usage de plus en plus poussé. On en parle beaucoup depuis les manifestations contre la loi travail et aujourd’hui des gilets jaunes, du fait du grand nombre de blessures constatées, mais cet usage a commencé près de dix ans auparavant, notamment à l’occasion des émeutes en banlieue fin 2005. »

Aline Daillère regrette surtout l’opacité dans laquelle la politique du maintien de l’ordre en France est plongée : « Il est difficile d’évaluer les pratiques policières durant les opérations de maintien de l’ordre, car il n’y a quasiment pas d’enquêtes spécifiques de chercheurs sur celles-ci, et les seules sources dont nous disposons sont les données policières. » Mais le plus préoccupant, pour cette chercheuse, ce sont « les fréquents modes d’utilisation complètement illégaux de ces armes », alors même que leur « usage réglementaire est déjà extrêmement dangereux ». Et d’ajouter : « Ces armes ne devraient en aucun cas être utilisées dans le cadre du maintien de l’ordre, en particulier au milieu d’une foule »

L’Acat, Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme (LDH) en dénoncent d’ailleurs régulièrement l’usage. Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a demandé à de nombreuses reprises depuis 2014 le bannissement de ces armes non létales, en dénonçant précisément l’usage des LBD, des GLI-F4 assourdissantes ou des grenades de désencerclement. Ces dernières ne devraient être utilisées qu’en cas de grave péril immédiat pour le fonctionnaire, qui ne peut que les faire rouler au sol contre les individus qui le menaceraient directement. Elles sont particulièrement dangereuses : à base de TNT, elles produisent en explosant un effet sonore intense d’environ 165 décibels et projettent 18 pavés de caoutchouc semi-rigide de 9 grammes, à 126 km/h, sur un rayon de 30 mètres. Outre des lésions auditives, elles peuvent causer des blessures en cas d’impact des projectiles au visage (énucléations, traumatismes crâniens), mais aussi via la projection de pièces métalliques ou en plastique dur provenant du bouchon allumeur en métal et du cylindre central en plastique rigide…

Or, en contradiction avec les instructions précises imposées par la déontologie policière, on ne compte plus les vidéos où l’on voit des policiers lancer les grenades comme des balles de tennis en direction de la foule, même quand celle-ci n’est pas spécialement menaçante. Ainsi, lors des derniers samedis de manifestations des gilets jaunes, de nombreuses vidéos montrent des policiers jeter ces grenades par-dessus le premier cordon de CRS en tenue de protection anti-émeutes, qui explosent donc au niveau du visage des manifestants. Ces lanceurs sont souvent en civil, avec un simple brassard « police », sans doute membres des BAC (brigades anticriminalité) ou de la BRI (brigade de recherche et d’intervention), normalement requise contre le grand banditisme ou des attaques terroristes. « De tels lancers de ce type de grenade peuvent être mortels », affirme Aline Daillère.

La chercheuse déplore, tout comme la LDH ou Amnesty international, le fait que « personne, dans l’entourage des ministres ou au sein de la police française, ne s’interroge sur ce modèle ultra-répressif, alors que l’ensemble des polices de l’Union européenne, notamment en Allemagne ou au Royaume-Uni, promeuvent à l’inverse une conception fondée sur la recherche d’une désescalade des tensions entre manifestants et forces de ­sécurité ».

En dépit de belles déclarations des ministres de l’Intérieur successifs, c’est bien l’usage de la force qui est favorisé. À la suite des nombreux cas de blessures dues aux grenades GLI-F4, la Place Beauvau a semblé mettre de l’eau dans son vin en affirmant qu’elle envisageait de cesser de les employer… après épuisement des stocks. Or la société SAE-Alsetex, basée dans la Sarthe, qui fabrique la plupart de ces armes, en tout cas les explosifs (2), a remporté depuis deux ans de nombreux appels d’offres à hauteur de plus d’un million d’euros chacun pour répondre aux commandes de la police, de la gendarmerie ou de l’administration pénitentiaire. Il risque donc de s’écouler du temps avant que l’on voie disparaître les GLI-F4… Par ailleurs, la Place Beauvau a commandé d’autres types de grenades afin de reconstituer les stocks après NDDL. Mieux, on apprenait fin décembre que le ministère de l’Intérieur avait passé une commande de près de 1 300 LBD, et notamment certains modèles capables de tirer plusieurs grenades ou des balles en caoutchouc en quelques secondes, toujours équipés de viseur électronique.

L’usage de ces armes, qui a commencé fin 2005 avec les émeutes dans les banlieues, est en réalité quotidien dans les quartiers populaires des périphéries des grandes villes, s’ajoutant aux techniques de pliage et de plaquage ventral, responsables de plusieurs décès. Des morts qui, comme le soulignent de nombreuses études, sont le plus souvent « de jeunes hommes des quartiers populaires, originaires du Maghreb ou d’Afrique noire »

Mais qu’on se rassure, tradition française oblige, nous avons des intellectuels particulièrement sensibles à la question des droits humains. Ainsi, fidèle à sa capacité d’indignation d’ancien ministre de l’Éducation nationale, le philosophe Luc Ferry, au lendemain de l’épisode du « boxeur » qui a frappé le bouclier et le casque d’un CRS après que ses collègues eurent matraqué à terre devant lui une jeune femme, s’est insurgé : « Ce que je ne comprends pas, c’est qu’on ne donne pas les moyens aux policiers de mettre fin à ces violences. C’est insupportable ! Que les policiers se servent de leurs armes une bonne fois. On a, je crois, la quatrième armée du monde, elle est capable de mettre fin à ces saloperies ! » C’est certain, les policiers français sont trop timorés.

(1) www.acatfrance.fr

(2) Des sociétés suisse, états-unienne et allemande fournissent les fusils lanceurs de balles de défense ou des diverses grenades.

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