Prends garde à la douceur…

Les industriels ont bien compris le pouvoir addictif du sucre et en ajoutent partout subrepticement. Sa nocivité est pourtant très documentée : les populations d’outre-mer, où les taux légaux ont longtemps été supérieurs à ceux de la métropole, en souffrent massivement.

Ingrid Merckx  • 24 juillet 2019 abonnés
Prends garde à la douceur…
© crédit photo : Katharina Meyera/AFP

Matthieu a fondu. Certes, il participe cet été aux championnats du monde de badminton après avoir disputé ceux de France et ­d’Europe en 2018. Il a donc encore augmenté sa pratique. Mais, surtout, il a arrêté le sucre depuis trois ans. Pas tous les sucres. Les « rapides », ceux qu’on trouve dans les biscuits, le chocolat, les sodas, les jus de fruits…

« J’ai toujours souffert de tendinites, raconte Matthieu. Une de mes amies sportives m’a confié avoir découvert dans plusieurs études que le sucre pouvait favoriser les inflammations. J’ai commencé à lire tout ce que je trouvais sur le sujet. » Il est tombé sur Zéro sucre. Mon année sans sucre, une auto-enquête de Danièle Gerkens (J’ai lu, 2017), a priori plutôt destinée aux amateurs de magazines vantant les régimes en tout genre. « La seconde partie est très documentée sur les méfaits du sucre, lequel serait aussi addictif que la cocaïne… »

La comparaison entre la coke et ce produit de consommation courante – allié des plaisirs de la table, des fêtes et des goûters d’enfants, mais aussi des coups de mou et des kilos en trop – a fait les gros titres d’articles chocs. « Le sucre est-il une drogue aussi addictive que l’héroïne ? », interrogeait Marie-Claire en 2013, en écho à l’étude d’un chercheur américain, David Ludwig, parue dans l’American Journal of Clinical Nutrition. Le 29 août 2017, c’est L’Express qui cite deux chercheurs de ­l’Institut du cœur de Saint Luke, aux États-Unis, qui concluent après analyse d’une soixantaine d’études : « La consommation de sucre produit des effets similaires à la consommation de cocaïne, notamment parce qu’elle altère l’humeur, possiblement parce qu’elle induit le plaisir » (British Journal of Sports Medicine).

Entre les deux blanches, des rongeurs choisiraient le sucre, ajoutent James J. DiNicolantonio et James H O’Keefe. Le test est frappant… mais sujet à controverse. Il a été démonté par Hisham Ziauddeen, psychiatre à l’université de Cambridge. Selon lui, les rongeurs seraient davantage attirés par le goût sucré que par la substance ; si on leur en offre à volonté, l’attirance baisse ; et si on associe le sucre avec un choc électrique, ils s’en détournent, ce qu’ils ne font pas avec la cocaïne.

Serge Ahmed, neuroscientifique au CNRS, met en garde : il ne faut pas trop pousser la comparaison avec les drogues, puisque tout ce qui provoque du plaisir – drogue, sexe, jeux… – peut déclencher une addiction. De même, pour l’OMS, il n’existe « aucune dépendance ou addiction de nature alimentaire ». « La dépendance à la cocaïne ou au crack pousse à voler, à se prostituer. Vous connaissez quelqu’un qui se prostitue pour un carré de chocolat ? », siffle Jean Zwiller, directeur de recherche au CNRS (Libération, 19 janvier 2018).

« J’ai arrêté la viande il y a six mois, et ça ne me fait rien. Le sucre, les trois premières semaines, j’étais odieux, et au bout de trois ans, je suis encore en manque, constate cependant Matthieu. Je ne fume pas, mais, d’après ce qu’on me dit, ça ressemblerait au sevrage du tabac. » En contrepartie, les premiers mois après l’arrêt, il a ressenti une énergie incroyable.

Même écho chez Anne-Sophie Lévy-Chambon, réalisatrice du documentaire J’arrête le sucre (France 5). Grande forme, perte de masse graisseuse… Mais, au bout de six mois, les coups de barre tendent à revenir. En revanche, Matthieu, qui enchaînait les affections ORL, n’est plus retourné chez le médecin. Du côté des tendinites : pas d’aggravation malgré la dose de sport, mais pas d’amélioration non plus. Il dit qu’il ne replongera pas. D’autant que sa femme et ses deux fils se sont « désintoxiqués » dans sa foulée. Plus aucun produit à plus de 30 % de sucre chez eux – l’aîné de 10 ans surveille même les étiquettes chez les copains. Leur consommation de fruits (bio) a explosé.

Tous les sucres ne se valent pas. La première étape pour réduire sa consommation consiste à identifier les « simples » : glucose, saccharose, dextrose, fructose. Ce sont les sucres raffinés (sucre blanc) et ajoutés qu’il faut dénicher. Le problème étant les sucres cachés : dans le pain de mie, les sauces tomate, la charcuterie, montre notamment le documentaire Sugarland (Damon Gameau, 2018). On trouverait ainsi l’équivalent de trois morceaux de sucre dans un velouté de légumes industriel ou une portion de pizza, et même des traces dans des tranches de jambon. 35 g de sucre dans une canette de Coca-Cola. 4 g dans une cuillerée de ketchup. 13 g dans 30 g de céréales soufflées caramélisées. 10 g dans un yaourt aux fruits… On consommerait en moyenne 160 g de sucre par jour, alors que l’OMS en recommande entre 20 et 30 g. On en avale 35 kg par an et par habitant contre 5 kg en 1850. « 192 produits analysés. Sucres cachés. L’overdose ! », ont alerté la Fédération française des diabétiques et l’Institut national de la consommation (INC) (juin 2016) en ciblant bières, mayonnaises, merguez, carottes râpées… et « étiquettes complexes à déchiffrer ». Un appel a été lancé aux industriels et aux pouvoirs publics pour réduire leur utilisation. Et donc les risques avérés de caries, de surpoids, d’obésité, de diabète…

La loi de santé publique de 2004 a supprimé les distributeurs de confiseries dans les écoles. Des messages préventifs sur les produits « trop gras et trop sucrés » ­accompagnent désormais les spots publicitaires. Une taxe sur les boissons sucrées a été instaurée dans la loi de finances de 2012. Et les plans nationaux nutrition santé (PNNS) priorisent depuis 2012 la réduction de la consommation de sel et de sucre, notamment chez l’enfant.

Connue dès la préhistoire en Asie, la canne à sucre a voyagé avec les hommes. Les plantations se sont développées dès la fin du XVe siècle aux Antilles et en Amérique du Sud, où le sucre est devenu la première denrée coloniale à l’origine du « commerce triangulaire ». Aujourd’hui, la France est le premier producteur européen de sucre de betterave, et le 10e au niveau mondial. « En 2016, elle a exporté plus de 2 millions de tonnes de sucre, essentiellement vers l’UE. Ce solde positif a rapporté 730 millions d’euros à la balance commerciale française », indique le Syndicat national des fabricants de sucre.

Dans un rapport pour l’Assemblée rendu en mars 2013, la députée Hélène Vainqueur-Christophe (PS, Guadeloupe) désignait les industriels de l’agroalimentaire qui « consacrent une part non négligeable de leurs budgets de recherche et développement à affiner la composition de leurs produits afin de rendre le consommateur toujours plus “accro” ». Une année marquante dans la bataille du sucre, avec la parution au Journal officiel du 4 juin de la loi visant à garantir la qualité de l’offre alimentaire en outre-mer, dite aussi loi Lurel. Ce texte encadre l’alignement du taux de sucre dans les produits vendus dans les Outre-mer sur ceux vendus en métropole, car, jusqu’alors, ces taux pouvaient y être jusqu’à 50 % supérieurs.

Pourquoi cette particularité ? « Pendant des années, il y a eu un discours ambiant, véhiculé notamment par les industriels, selon lequel les Antillo-Guyanais, les Réunionnais et les Polynésiens étaient consubstantiellement, génétiquement attachés au sucre, raconte Victorin Lurel, élu de Guadeloupe, ministre des Outre-mer en 2012 et défenseur de cette loi (1). À l’époque, on nous a expliqué qu’il était impossible de réduire les taux, car, en tant que pays producteurs de canne à sucre, nous avions l’habitude d’en consommer, nos goûts étaient déformés ; bref, nous étions “addicts” au sucre. Moi quand je suis à Paris, croyez-moi, je n’ai pas besoin d’ajouter de sucre dans mes yaourts ! »

La surconsommation de sucre a engendré dans les Outre-mer une épidémie d’obésité supérieure à celle qui affecte la métropole. Plus d’un adulte sur deux y serait en surpoids (contre 32 % en métropole), avec une prévalence de l’obésité à hauteur de 23 % (contre 16,9 %). Du côté des enfants, on y recenserait 9 % d’obèses (contre 3,5 %).

La canne à sucre constitue une des richesses économiques dominantes dans les trois départements concernés, employant quelque 7 100 personnes. La production de canne à sucre s’élevait à plus de 2,8 millions de tonnes en 2017 dans l’ensemble des départements d’outre-mer. « Il faudra faire preuve de la plus grande vigilance pour vérifier que la loi est bien appliquée », a prévenu Victorin Lurel. Mais l’arrêté limitant, dans les Outre-mer, la teneur maximale en sucre dans une liste de produits définis n’a été publié qu’en 2016. L’épuisement des stocks a-t-il été limité dans le temps ? Et quels contrôles depuis ?