Les coups de gomme de Bolloré

Des paysans cambodgiens poursuivent le groupe français pour sa responsabilité dans la spoliation de leurs terres ancestrales.

Vanina Delmas  • 9 octobre 2019 abonné·es
Les coups de gomme de Bolloré
©photo : La forêt est centrale dans le quotidien des Bunongs. crédit : George Nickels / NurPhoto /AFP

Dans l’entrée grisâtre du tribunal de grande instance de Nanterre, des silhouettes passent le portique de sécurité puis s’engouffrent dans un dédale de couloirs jusqu’à la petite salle d’audience 2.89. Ce mardi 1er octobre, une délégation de neuf Cambodgiens de l’ethnie des Bunongs a franchi plus de 10 000 kilomètres pour représenter 80 paysans qui accusent le groupe Bolloré de les avoir spoliés de leurs terres ancestrales et nourricières pour y implanter des hectares d’hévéas.

En 2011, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) a publié un rapport, « Cambodge : terrains défrichés, droits piétinés (1) », dans lequel elle explique que, depuis quelques années, les terres autochtones du pays ont été énormément absorbées par des concessions foncières octroyées à des industriels de l’agroalimentaire. La situation de la commune de Bousra, dans la région de Mondulkiri, d’où sont originaires les plaignants, reflète cette emprise progressive de la mondialisation sur le quotidien des communautés autochtones. Les terres basaltiques du nord-est du pays, surnommées terres rouges, excellentes pour l’hévéaculture, ont attiré dès 2007 les magnats du caoutchouc.

Silencieux et l’air grave, les cultivateurs observent la joute verbale entre leur avocat, Me Fiodor Rilov, et les trois de la partie adverse. Attentive, la présidente interpelle régulièrement les interprètes afin qu’ils expliquent la situation administrative, un brin compliquée. Car, malgré les quatre années de procédure déjà passées, il n’est pas encore l’heure d’aborder le fond de l’affaire. L’enjeu du nouvel acte de cette bataille judiciaire est de récupérer des documents clés du côté des plaignants (contrats, liste des dirigeants, comptes, listes des clients, etc.) pour démontrer les liens entre le géant Bolloré et les différentes sociétés impliquées dans la gestion de ces plantations, la Compagnie du Cambodge, la Socfin-KCD, dont le groupe Bolloré est actionnaire à près de 39 %, et Terres rouges consultant, liquidée en 2012. « C’est une situation totalement inédite ! clame Me Rilov. Vous avez la société Terres rouges consultant, qui a son siège dans la tour Bolloré à Puteaux, en France, et qui affirme dans les documents sociaux et ses rapports de gestion que nous possédons : “J’assure la gestion de Socfin-KCD au Cambodge”_, c’est-à-dire la société qui encadre les plantations d’hévéas. »_ Pour lui, une question majeure justifie la demande de tous ces documents : « Quels sont réellement les fondements contractuels pour lesquels la société Bolloré peut s’engager à modifier les plantations ? » Les paysans cambodgiens demandent également une expertise sur le terrain pour constater les dégâts ainsi que des dommages et intérêts, et la possibilité de retrouver leurs terres.

Du côté de la défense, l’exaspération face à ce « tintamarre judiciaire » est unanime. Les trois avocats insistent pour que la justice ordonne aux 80 plaignants d’envoyer rapidement une pièce d’identité valable ainsi que des titres fonciers justifiant qu’ils sont bien propriétaires des lieux. Des normes administratives françaises qui se heurtent aux pratiques autochtones bunongs. Depuis 2001, la loi foncière cambodgienne donne la possibilité aux membres d’une communauté autochtone de demander un titre de propriété collective comprenant leurs champs, mais aussi leurs forêts-cimetières et forêts sacrées. Les délimitations de leurs champs sont les barrières naturelles, comme les rivières, les forêts, et pas le nombre d’hectares.

« Avant, notre quotidien était rythmé par les rites dans la forêt, avec les animaux sauvages. Nous ramassions des fruits, nous cultivions la terre… Quand la “compagnie” est arrivée, nous avons perdu notre terre et notre culture », raconte Tola Kroeung, l’un des paysans, lors d’une conférence de presse à Paris. Il confie tout l’espoir qu’il place en la justice française, qu’il espère plus indépendante que celle de son pays. « La compagnie est venue chez nous et n’a respecté ni la loi ni les règles de mon village, puisqu’elle a pris nos terres sans avoir obtenu le consensus, enchaîne Pro Song. Nous voulons des dédommagements pour tout ce qui a été détruit. Je veux la justice pour ma famille, mais aussi pour toute ma communauté. » Car ce qu’ils ont perdu va bien au-delà d’un nombre d’hectares, d’un rendement agricole.

La forêt est centrale dans le quotidien des Bunongs, profondément attachés à leur mir, un espace hybride abritant leur champ, leur maison mais aussi leurs lieux de culte. Toute la mémoire de leur culture rasée pour du caoutchouc…

Depuis l’arrivée de « la compagnie », comme la nomment les fermiers, plus de 800 familles ont été impactées. Certains ont été indemnisés (seulement un quart des 80 plaignants), mais les sommes semblent dérisoires face à tout ce qu’ils ont perdu. La plupart cultivaient des parcelles de riz sec, des légumineuses, des arbres fruitiers (bananes, mangues, papayes…) et laissaient la terre en jachère pour respecter le sol. Aujourd’hui, les ressources en nourriture et en argent sont très précaires : même ceux qui ont trouvé de nouvelles parcelles doivent s’approvisionner ailleurs, car leur récolte ne suffit pas pour l’année. En outre, ces nouveaux champs sont souvent éloignés du village, et l’ombre d’une nouvelle compagnie attirée par la terre plane toujours.

« Au début, ils nous ont proposé de nous employer. Mais soit les conditions de travail étaient très difficiles sur les plantations, soit nous n’avions pas forcément les compétences pour d’autres postes qui demandaient de se servir d’ordinateurs, par exemple… C’était un autre monde pour nous », confie Phou Klang. En mai 2019, l’ONG ReAct (Réseaux pour l’action collective transnationale) a publié un « contre-rapport sur le cas Socfin au regard des communautés locales (2) » touchées par les plantations industrielles. Pendant leur enquête au Cambodge, les auteurs ont noté que peu d’autochtones travaillent pour la compagnie. « Un chef d’équipe interrogé estime à environ 3 % le taux de Bunongs (staff et saigneurs), mais aucun chiffre exact n’est disponible. Des villageois originaires de Bu Sra travaillant pour Socfin-KCD décrivent des conditions de travail difficiles », écrivent-ils. Et les quelques témoignages recueillis affirment que la compagnie ne tenait pas ses promesses de salaire. « Nous n’avons pas eu le choix », répètent-ils à tour de rôle, visiblement émus mais déterminés à mener ce combat pour leurs terres jusqu’au bout. Le tribunal de Nanterre rendra sa décision le 8 novembre, qui pourrait conduire à un procès sur le fond l’année prochaine.


(1) « Cambodge : terrains défrichés, droits piétinés. Les impacts des plantations industrielles d’hévéas de Socfin-KCD sur les communautés autochtones de Bousra, Mondulkiri », FIDH, octobre 2011.

(2) « L’agriculture irresponsable tropicale. Un contre-rapport sur le cas Socfin au regard des communautés locales ». Rapport de développement insoutenable, ReAct, mai 2019.

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