Briser les chaînes des esclaves modernes

Jainab Buton se bat depuis 2012 pour faire condamner le diplomate saoudien et sa femme qui l’ont exploitée pendant trois ans. Et s’engage auprès de ceux qui subissent le même sort.

Louise Pluyaud (collectif Focus)  • 20 novembre 2019 abonné·es
Briser les chaînes des esclaves modernes
© Un travail jour et nuit, sans congés ni temps libre, avec une rémunération indigne ou inexistante.SIMON POTTER/AFP

Sur le perron du palais de justice de Paris, sur l’île de la Cité, la démarche de Jainab Buton est déterminée. « Je veux en finir avec cette affaire. Que justice soit enfin rendue », déclare cette femme de 49 ans aux yeux cernés, d’origine philippine, avant d’entrer dans la chambre sociale de la cour d’appel. Arrivée dans la capitale il y a dix ans, Jainab a été réduite en esclavage durant trois ans derrière les murs d’un immeuble cossu du XVe arrondissement par ses employeurs, un couple de Saoudiens. Sa plainte contre eux remonte à 2012. Mais, depuis, les renvois se sont enchaînés pour arriver à cette audience du 5 novembre, dont le jugement doit être rendu le 11 décembre. Dans les dix minutes accordées par la cour, Me Anick Fougeroux, avocate bénévole de Jainab et présidente de SOS Esclaves, tente de décrire « l’enfer vécu » par sa cliente.

En 2009, Jainab a 39 ans ettravaille au domicile d’un employé de l’ambassade d’Arabie saoudite. Dès qu’elle est arrivée à Paris, ses patrons lui ont confisqué son passeport, mais elle garde précieusement son contrat de travail, qui indique un salaire de 900 euros pour 35 heures de travail par semaine. En réalité, c’est 250 euros qu’on lui donne, et encore, pas tous les mois. Elle travaille jour et nuit, sans congés ni temps libre. En plus du ménage, du repassage, de la cuisine, etc., Jainab s’occupe des six enfants de la famille, en particulier d’une des filles, atteinte d’autisme. « Elle dort au pied de son lit, à même le sol, car l’enfant fait des crises d’épilepsie pendant la nuit », raconte l’avocate. Après deux ans de calvaire, son contrat est normalement terminé. Mais ses employeurs refusent de la laisser partir et de la payer, à moins qu’elle ne soit remplacée par un membre de sa famille. En 2012 arrive sa cousine Dahina. Comme celui de Jainab, son billet d’avion – aller simple – a été payé par l’ambassade saoudienne. Mais Jainab n’est pas libre pour autant. Sans leurs papiers, les deux Philippines restent prisonnières. Jainab menace d’appeler la police, en vain. Par la fenêtre de sa chambre, elle jette un morceau de papier avec écrit dessus « Help ! », que personne ne ramassera. En 2012, à bout, les deux femmes s’enfuient. Avec 50 euros en poche, elles montent dans un taxi. Au chauffeur, Jainab indique l’un des seuls mots français qu’elle connaisse : « Prud’hommes ».

Instagram, plateforme du commerce d’esclaves

Grâce à des applications de commerce en ligne comme 4Sale et Haraj, approuvées par Google Play et l’AppStore d’Apple, ainsi qu’au réseau social Instagram (propriété de Facebook), il est possible d’acheter un être humain pour quelques milliers de dollars. Pour le choisir, il suffit de faire défiler les innombrables photos de femmes originaires d’Afrique ou d’Asie, répertoriées selon leur ethnie. Publiée début novembre, une enquête de la BBC a révélé ce marché aux esclaves en ligne, dénoncé par Urmila Bhoola, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les formes contemporaines d’esclavage. Celle-ci tient notamment pour responsables les entreprises de technologie qui permettent ces ventes illégales. Google et Apple ont promis des efforts contre ce marché noir. 4Sale a retiré la section dédiée aux annonces de travailleuses domestiques. Malgré ça, le commerce se poursuit.

Tandis que l’avocate poursuit son récit, Jainab s’essuie discrètement les yeux. « J’essaye de ne pas trop penser au passé, mais c’est toujours présent dans mon esprit, confie-t-elle avant de regarder le banc des accusés, vide. Depuis que j’ai entamé les procédures, je ne les ai jamais vus devant la justice. » Prise en charge par l’association SOS Esclaves, Jainab a porté plainte pour « traite des êtres humains ». Un crime. Mais l’affaire n’a jamais pu être jugée au pénal, en raison de l’immunité diplomatique de l’employeur. En 2015, c’est donc le conseil des prud’hommes qui alloue un dédommagement de 200 000 euros à Jainab et 50 000 euros à Dahina. Les deux plaignantes n’en ont jamais perçu un centime, puisque les époux ont disparu sans laisser d’adresse, quoiqu’ils aient fait appel. En outre, « le jugement mettait hors de cause le royaume d’Arabie saoudite, dénonce l’avocate. Or c’est l’ambassade saoudienne qui a fait entrer les deux cousines en France. C’est également elle qui a signé leur contrat de travail et qui a assuré le paiement de l’ensemble de leurs frais. » Une implication niée par l’avocate du royaume d’Arabie saoudite lors de l’audience du 5 novembre.

« Parce qu’ils sont diplomates, ils auraient tous les droits sur une personne ? Ce n’est pas juste », s’indigne Jainab, attablée à la brasserie des Deux Palais. Face à elle, son amie Zita Cabais-Obra, venue la soutenir, se souvient : « Lorsque je l’ai rencontrée, Jainab était renfermée. Aujourd’hui, elle a plus d’assurance. » Originaire aussi des Philippines, naturalisée française, cette femme de 59 ans a recueilli Jainab et l’a dirigée vers une association de défense des droits humains. « Il faut aider ces invisibles à trouver le courage de se battre et de revendiquer leurs droits. Si personne ne m’avait encouragée à le faire à l’époque, je n’en serais pas là aujourd’hui. » Ancienne esclave domestique, Zita est la première en France à être sortie de l’ombre pour réclamer justice. C’était dans les années 1990. Avec l’aide du Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) et d’un syndicat de travailleurs, elle a finalement obtenu gain de cause contre ses exploiteurs, un couple de Marocains résidant dans le XVIe arrondissement de Paris.

« C’est grâce à Zita que l’esclavage moderne a trouvé son nom. Avant son procès, qui a été très médiatisé, on n’en parlait pas, se rappelle Anick Fougeroux. Mais des Zita, des Jainab, il y en a toujours. » « Cette année, nous avons en charge 180 dossiers. La grande majorité pour des cas d’esclavage domestique », précise Sylvie O’Dy, la présidente du CCEM. Parmi eux, celui d’un vendangeur afghan réduit en esclavage par de riches prestataires viticoles en Champagne. Ceux-ci sont poursuivis pour traite des êtres humains et conditions de vie contraires à la dignité humaine. L’affaire concerne en réalité une centaine de travailleurs saisonniers étrangers, « mais très peu acceptent de déposer plainte car ils ont peur. Tous ne sont pas en situation régulière. »

Cette barbarie ne concerne pas seulement des riches. « Il n’y a pas que les bourgeois ou les diplomates des pays du Golfe qui esclavagisent les domestiques », insiste la présidente de SOS Esclaves. Il arrive que la pauvreté exploite la misère. Les exploiteurs sont de toutes les nationalités, français ou étrangers, mais ils ont un point commun : dans tous les procès qu’elle a suivis aux côtés des victimes, Sylvie O’Dy n’a jamais entendu un exploiteur regretter – « Après tout ce que j’ai fait pour elle ! » Heureusement pour les victimes, il y a des condamnations. Le 21 octobre dernier, à Nanterre, un ancien ministre du Burundi et son épouse ont été reconnus coupables d’avoir réduit en esclavage pendant dix ans un homme à tout faire qu’ils faisaient dormir dans la cave de leur villa des Hauts-de-Seine.

Aujourd’hui, la loi est plus précise sur la traite d’êtres humains. Condamnée deux fois (2005 et 2012) par la Cour européenne des droits de l’homme pour ne pas avoir permis à deux personnes en situation d’esclavage de voir leurs droits reconnus par les tribunaux, la France a enfin réagi. Ce crime est entré dans le code pénal. « La loi du 5 août 2013 est fondatrice. On a bataillé pour ce texte qui renforce la lutte contre la traite humaine », insiste Anick Fougeroux, qui, avec le CCEM et d’autres associations, a participé à sa rédaction. Toutefois, l’application se révèle compliquée. « Ça se passe souvent dans le huis clos des domiciles. Par conséquent, il est difficile d’apporter des preuves », explique Sylvie O’Dy. Pour obtenir justice et réparation, « c’est l’Himalaya tous les matins, souffle Anick Fougeroux. Mais on y arrive ».

Pour accompagner la loi de 2013, une mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) a été créée. Un plan d’action national contre la traite des êtres humains a été lancé, mais Geneviève Colas, coordinatrice du collectif Ensemble contre la traite des êtres humains (1), regrette « l’insuffisance des moyens alloués ».

En attendant d’obtenir réparation, Jainab a trouvé un travail d’auxiliaire de vie. Pendant son temps libre, elle sillonne les Champs–Élysées avec Anabay Talusan, une autre ancienne esclave. « Parce que c’est là que les patrons viennent avec leurs domestiques, qui portent leurs sacs », expliquent ces amies de longue date. « Dès qu’on en repère une, on jette discrètement à ses pieds un bout de papier avec écrit dessus un numéro et cette question : “Es-tu heureuse ?” » Dès qu’une personne appelle, les deux femmes lui viennent en aide.

Jainab parcourt aussi les parcs à la recherche d’autres victimes, telle cette employée indonésienne « qui s’occupait des enfants de son patron. Elle était très maigre et très triste ». En l’interrogeant, Jainab découvre que son histoire fait écho à la sienne. Elle appelle une association de défense des droits humains, qui contacte ensuite la police. Après avoir auditionné Jainab, les policiers se sont rendus au parc pour rencontrer Putri (2). Deux semaines plus tard, ils toquaient chez ses patrons pour la sortir de cet enfer. Après un combat judiciaire, Putri a gagné son procès. « Elle a obtenu justice », conclut celle qui l’a aidée à briser ses chaînes.

(1) Ce collectif a été créé par le Secours catholique-Caritas France. Il regroupe actuellement une trentaine d’associations.

(2) Le prénom a été modifié.

Police / Justice
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