Paroles de profs

Six enseignants se confient à Politis suite à l’assassinat de Samuel Paty. Entre sidération, peur et colère.

Politis  • 21 octobre 2020 abonné·es
Paroles de profs
© Alain Pitton / NurPhoto / NurPhoto via AFP

« Que peut faire l’école ? »

Thierry, professeur de lettres dans un collège à Toulouse

« Ce qui est frappant, c’est le déchaînement sur les réseaux sociaux, avec un acharnement sur les gens. L’école et les profs ne peuvent pas gérer ça seuls. On reçoit, on lit des propos très violents. On manque de protocole clair pour y faire face. Tout cela est assez nouveau. Jusque-là, je ne pensais pas qu’on aurait besoin de barrières. Je pensais éducation, pédagogie… Je sais qu’un protocole de police adossé à l’école, ce n’est pas facile à dire. Mais là, le prof fait son boulot, travaille sur la liberté d’expression, puis il se retrouve en danger et se fait assassiner ! On est devant un problème social grave, on touche à des extrémismes. Enseigner sur ces questions, neuf fois sur dix, c’est maintenant prendre un risque. Si d’autres personnes sont en danger, il va falloir que la hiérarchie prenne ses responsabilités. Mais ce serait trop facile de taper sur la hiérarchie, sur un principal de collège. Et je ne vois pas ce qu’elle peut faire de plus que de recommander de porter plainte et laisser la police faire son travail. Il est évidemment précipité d’y répondre et l’on assiste en ce moment à tous les raccourcis, mais il y a là une vraie question : que peut faire l’école ? »

« Quelle place tenir en tant qu’enseignant ? »

Clémence, professeure d’histoire-géographie dans un collège de Drancy

« Je montre moi-même une caricature de Charlie Hebdo dans un cours d’enseignement moral et civique. Je suis toujours étonnée par le manque de connaissances des élèves sur l’attentat. C’était il y a cinq ans, une éternité pour un élève de 13 ans. Le visage du prophète en train de pleurer en a scandalisé plusieurs. L’année dernière, un garçon a lancé : « Ils avaient été prévenus. » En 5 années d’enseignement, ces élèves restent très minoritaires et d’autres élèves de la classe, musulmans ou non, réagissent avant moi. Ceux-là ont conscience que personne ne doit mourir pour des croyances dans la République française. Quelle place tenir en tant qu’enseignant ? Bien sûr, je présente aux élèves le texte de 1881 sur la liberté de la presse. Je rappelle la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Je leur donne ce cadre juridique, fondé sur les valeurs de la République. Il n’empêche que je doute de ma capacité à faire changer d’avis ceux qui sont les plus hostiles. Un enseignant est seul face à 25 élèves (en REP). Anticiper les réactions des uns et des autres fait partie de son métier mais il est aussi le représentant d’un État mal-aimé. Une position qui peut le desservir lorsqu’il défend les fondements de la République. »

« Nous avons un devoir de compréhension du monde. »

**Julia***, professeure stagiaire dans l’académie de Lyon

« Pour aborder la laïcité, les attentats, la religion, on devrait être formé·es. J’aimerais être formée sur le monde musulman et ses apports dans la culture occidentale par exemple. J’aimerais que des collègues qui refusent toute évocation de la religion captent que c’est contre le principe de laïcité. Ce qui m’intéresse dans ce métier, c’est que nous devons être capables de prendre à bras-le-corps toutes les questions historiques et d’actualité. Nous avons un devoir de compréhension, de déchiffrement du monde qui doit désamorcer l’intolérance et enrichir la réflexion. À 12 ou 15 ans, on est capable d’interroger des questionnements existentiels. J’ai plutôt enseigné dans des classes où les élèves, de confessions et d’origines différentes, étaient en demande de dialogue. L’école étant pour elles et eux le lieu pour poser les questions qui paraîtraient ridicules, malhabiles, agressives, parce qu’on n’a pas les mots pour les poser. Alors héroïser les profs certes, de la même manière que les soignant·es. À 20 h, on applaudit les soignant·es, à 20 h 30 les enseignant·es, à 21 h le couvre-feu et on ferme sa gueule ? Ces deux corps de métier ont besoin d’être valorisés et compris. Ils ne produisent pas d’argent mais nous protègent, ils protègent l’humanité. Ce n’est pas rien. »

« Dans les manuels, il y a les caricatures, mais rien sur l’islamophobie. »

**Marion***, professeure d’histoire-géo dans un lycée de la banlieue lyonnaise

« Je fais aussi la liberté d’expression en éducation morale et civique (EMC) en seconde. L’EMC, c’est une heure tous les 15 jours, donc pour un ado, c’est compliqué cette absence de continuité. J’ai fait ma formation juste après les attentats de janvier 2015. J’aurais dû être bien formée sur l’EMC, mais on a eu très peu de modules sur le sujet. La grosse intervention, c’était le discours de rentrée sur la laïcité. Absolument pas concret. Le terrorisme ? On n’est pas formé·es sur la question. On a que notre bon sens. Après Charlie Hebdo, il y a eu beaucoup d’articles sur des jeunes de banlieue qui refusaient de dire « Je suis Charlie » ou de faire la minute de silence. Maintenant, dès qu’on parle de liberté d’expression, les élèves se crispent. Dans les manuels, il y a les caricatures de Charlie Hebdo, mais rien sur l’islamophobie. En cours, si l’élève tient des propos dérangeants, on doit lui rappeler la loi. On ne va pas résoudre les problèmes comme ça… L’héroïsation des profs actuellement, je trouve que c’est du foutage de gueule complet. Je ne suis pas sûre que Samuel Paty se sentait comme un héros en faisant son cours. On n’est pas là pour être des héros, ni des soldats ou des missionnaires. Si Blanquer trouvait qu’on est si essentiels à la République, il démissionnerait, car 99 % des profs sont contre ses réformes. Il améliorerait aussi nos conditions de travail, il y a quand même eu le suicide de Christine Renon l’année dernière. On aurait aussi un ministère qui protège notre liberté d’expression face à la répression que subissent actuellement les profs qui se sont mobilisé·es contre les E3C ou la réforme du bac. »

« La liberté d’expression, c’est que c’est quand ça les arrange. »

**Sarah***, professeure d’anglais dans l’académie de Dijon

« Pour cet événement tragique, je pense que les gens ont réellement été choqués à juste titre et les réactions auraient été les mêmes à mon avis si M. Paty faisait un autre métier. En revanche, je pense que les gens déplorent l’atteinte à la liberté d’expression parce qu’ils ne se sentent pas personnellement heurtés par les caricatures. Je pense que le prof a fait son cours avec bienveillance, c’est comme ça qu’il a été décrit par ses élèves y compris les musulmans. Mais ce qui me gêne derrière le concept de liberté d’expression, c’est que c’est quand ça les arrange. Je suis pour la liberté d’expression, évidemment, mais à condition de ne pas viser qu’une communauté. S’il y avait eu des caricatures sur les Juifs ou la communauté LGBT par exemple, je pense qu’il y aurait des polémiques à n’en plus finir. Je pense aussi qu’avec le contexte actuel, oser aborder certains sujets revient à jeter de l’huile sur le feu malheureusement. Comme on dit, « vivons heureux vivons cachés ». On devrait être libres, mais il vaut mieux parfois s’abstenir vu les conséquences que ça peut avoir… »

« On est les prochains sur la liste »

Anna, enseignante remplaçante à l’année dans le Finistère

« Après les attentats de Charlie Hebdo, les élèves, de toutes classes sociales confondues et de toutes confessions religieuses, avaient besoin d’explications. Ce sont eux qui réclamaient. Ils étaient même excités. Ils voulaient comprendre. J’ai dû expliquer, sur-le-champ, des choses très simples. Qu’est-ce qu’une caricature, qu’est-ce que la liberté d’expression ? Après, avec une documentaliste, nous avons établi un programme, avec les caricatures en main. La plupart des élèves, à l’exception d’un seul, resté muet, ont réagi en disant : “C’est juste ça ?” Les élèves arrivaient en cours stressés et ressortaient calmés. Par la suite, on a poursuivi un travail sur les réseaux sociaux, sur la prévention, sur tel ou tel type de réseau social, sur les images, les interprétations, on s’est appuyé aussi sur la Semaine de la presse (1). On n’était pas beaucoup d’enseignants à répondre à ces questions. Et l’on n’a eu aucune réaction de parents d’élèves. Une collègue professeure de français me disait à l’époque : “Tu verras, on est les prochains sur la liste.” Demain, je ne sais pas si je poursuivrai cet exercice. Cela dépendra du contexte, du collège, des lieux… »

(1) Organisée par le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information.

  • Les prénoms ont été changés.