« Consommer sert souvent à combler un vide existentiel »

Les aspirations à une attitude d’achat moins boulimique et plus locale constituent une tendance de fond que le Covid-19 pourrait accentuer, estime l’économiste Philippe Moati.

Erwan Manac'h  • 18 novembre 2020 abonné·es
« Consommer sert souvent à combler un vide existentiel »
© Mathieu Menard/AFP

La France semble tétanisée par l’idée que le Covid-19 pourrait perturber les emplettes de Noël, signe de la place prépondérante qu’occupe la consommation dans nos vies. La pandémie pourrait en revanche accélérer des transformations profondes de nos habitudes d’achat estime Philippe Moati, économiste et spécialiste de la consommation.

La tension monte à l’approche du Black Friday et de Noël, menacés par le confinement. Comment l’analyser ?

Philippe Moati : On peut porter un jugement critique sur l’aspect consumériste de Noël mais, dans une société qui se fragmente, il reste l’un des rares moments de partage et de symbiose avec le collectif. À part la Fête des mères, les grands événements sportifs et la mort de Johnny – qui ne se reproduira pas de sitôt –, nous n’avons que peu de moments vécus en commun. Nous en avons particulièrement besoin alors que la pandémie crée de la distance sociale. Les Français sont donc particulièrement attachés à Noël, et c’est un moment où certains commerçants enregistrent jusqu’à 30 à 40 % de leur activité annuelle. D’où l’inquiétude grandissante. Plus Noël approchera, plus les inquiétudes quant à l’impossibilité de nous rassembler vont monter. Et quoi qu’on en dise, les promotions du Black Friday sont désormais institutionnalisées et attendues par les consommateurs.

C’est toute notre économie qui est dépendante de Noël ?

Pour tout le secteur du commerce, c’est un moment primordial en effet. Mais on pourrait citer également la Fête des mères ou la Saint-Valentin, ou encore le rituel des soldes trois fois par an. Ce sont des boosters de la consommation, des stimulateurs du désir d’achat. C’est un révélateur de l’économie capitaliste, où la croissance est une nécessité impérieuse et où la majorité des acteurs ont un modèle qui repose sur la quantité vendue. Tant que nous serons dans ce modèle, les acteurs continueront d’activer un marketing visant à stimuler le plaisir de consommer.

Comment nous rendre moins dépendants de cette surconsommation ?

La machine infernale de la croissance et de la consommation est au cœur du capitalisme. Soit on change de système économique, soit on tente de faire évoluer le modèle des entreprises pour que leur prospérité repose moins sur le volume et soit moins consommatrice de ressources naturelles. Je pense en particulier à la montée en gamme et à l’usage plutôt que la propriété. Cela induirait un marketing différent, qui ne chercherait pas à nous faire acheter toujours plus, mais au contraire à nous faire changer d’habitudes. Avec l’efficacité qu’on lui connaît, le marketing servirait alors de levier pour transformer les habitudes de consommation.

Il y a un second changement à entreprendre à l’échelle des individus. Un changement culturel. Consommer sert souvent à combler un vide existentiel. Il faudrait encourager d’autres manières de remplir ce vide. Je crois beaucoup aux loisirs créatifs, actifs, qui réclament de l’engagement et donnent du sens à l’existence. Une de nos études a démontré que plus l’investissement dans des loisirs actifs est important, meilleurs sont l’équilibre psychologique et le sentiment de satisfaction à l’égard de la vie menée.

Est-ce que le confinement, le déconfinement et le reconfinement ont provoqué un surcroît de consommation ou au contraire une désaffection ?

C’est extrêmement difficile d’avoir des certitudes. Les circonstances sont exceptionnelles avec un cadre qui change en permanence. 35 % des personnes que nous avons interrogées cet été disaient appartenir à un ménage dont les revenus ont été affectés par la crise. Alors même que plus de 100 milliards d’euros ont déjà été épargnés cette année. Un clivage est en train de se creuser entre ceux qui perdent et ceux qui gagnent du pouvoir de consommation, qui tendent à se situer aux deux extrêmes de l’échelle sociale.

Amazon a gagné plus d’argent que jamais grâce à la crise, mais son image de marque semble de plus en plus écornée. Est-ce de nature à la fragiliser ?

Amazon plaît de moins en moins au citoyen, mais plaît de plus en plus au consommateur (22 millions de clients en France) et accumule une avance qui renforce la centralité de sa « place du marché ». Or nous savons que, dans le domaine numérique, le leader conforte naturellement son avance grâce au jeu de ce qu’il est convenu d’appeler les « effets réseaux ». Il sera donc très difficile de déboulonner Amazon.

À mi-parcours du premier confinement, lorsque l’envie de consommer est revenue, nous avons ainsi observé un regain fort pour Amazon, y compris chez des gens qui étaient par ailleurs très critiques envers l’entreprise. Les gens s’excusaient, mais ils achetaient sur Amazon, parce qu’ils y ont accès à 250 millions de références, avec une qualité de service qui la rend incontournable. Les initiatives foisonnent aujourd’hui pour tenter de contrer le géant : la grande distribution accueille des petits commerçants sur ses plateformes numériques, La Poste s’associe à des collectivités locales pour monter des places de marché… Il se passe quelque chose. Des plateformes locales qui regrouperaient e-commerce, consommations collaboratives et services publics présenteraient l’intérêt de ne pas prendre Amazon de front et de capitaliser sur l’engouement des Français pour le local. Mais chaque mois passé est un mois perdu qui va rendre le retard face à Amazon plus difficile encore à rattraper.

Pour les petits commerces, les difficultés sont bien antérieures aux restrictions sanitaires et dépassent la seule concurrence d’Amazon…

Oui, il faut garder en tête que l’e-commerce en France représente 10 % du commerce de détail et qu’Amazon représente 22 % de parts de marché. Les difficultés structurelles du commerce en France ne sont donc pas le fait d’Amazon. Il y a un problème dans les villes moyennes de déprise démographique et économique, avec un étalement urbain qui détourne les populations du centre-ville.

Faut-il se préparer à un monde sans commerces ?

Un tel scénario est un non-sens absolu. La croyance du moment, dans le microcosme du commerce, c’est au contraire l’« omni-canalité » : comme il faut mettre le client au cœur, qu’il est capricieux et veut tout, tout de suite, les commerçants doivent déployer un ensemble de points de contact avec lui, physiques et virtuels, pour être toujours à ses côtés et lui apporter ce qu’il attend. Autrement dit, l’e-commerce a besoin de se créer des points de contact physiques et le commerce physique doit réussir à se numériser.

Il est en revanche tout à fait certain que nous assistons à un épisode de restructuration du commerce physique. Il y a d’une part une surcapacité importante – car pendant des années la croissance des mètres carrés commerciaux était supérieure à la croissance de la consommation des ménages – qui s’accroît du fait de la croissance de l’e-commerce. Et le commerce physique, d’autre part, doit s’adapter à l’époque que nous vivons. Une grosse partie de l’appareil commercial est héritée des Trente Glorieuses, une époque où la géographie du commerce et des modes de vie était très différente d’aujourd’hui.

Les petits commerces ont-ils été aussi durement touchés que prévu par les conséquences de la crise du coronavirus ?

Tout dépend desquels. Les commerces alimentaires qui sont restés ouverts ont plutôt profité de la crise, du simple fait que nous étions contraints de faire nos courses à proximité de notre domicile. Les consommateurs ont également exprimé une envie, à travers leurs dépenses, de soutenir un secteur auquel ils sont attachés, conscients du rôle qu’il joue dans la cité et dans le quartier. Comme tout ce qui est « petit », les commerces de proximité attirent de la sympathie, voire de l’empathie, par opposition aux « grands » qui incarnent un système dont on se défie.

Il existe un rejet de principe pour la grande distribution, qui s’est amplifié pendant la crise. On assiste également à un recentrage à tous les niveaux : souveraineté économique, relocalisation, recentrage sur le foyer, sur la famille, la santé, le bien-être et l’épanouissement personnel. C’était déjà là avant la crise, mais elle a clairement intensifié les choses. Cette tendance profite au local. Il y a même un trait d’union entre les écolos qui plaident depuis longtemps pour un recentrage et des préoccupations beaucoup plus à droite, « localistes », identitaires et sécuritaires. L’attrait pour le local a plusieurs facettes et offre un terrain de jeu politique nouveau que certains ne vont pas manquer d’exploiter.

Que pensez-vous du débat sur la définition des biens de consommation « essentiels » ?

C’est un débat piégeux. Qui va décider de ce qui est essentiel et de ce qui ne l’est pas ? Pourquoi les librairies seraient-elles plus essentielles que les magasins de sport ou de bricolage ? Ce débat ravive un réflexe « gilet jaune » d’opposition aux élites, qui est latent et reste fort. D’après nos enquêtes, 60 % des personnes interrogées déclarent toujours soutenir, plus ou moins activement, le mouvement des gilets jaunes. Un chiffre stable depuis 2019.

Ce qui est essentiel est de se nourrir et de se soigner. Toute tentative d’élargir cette définition risque de créer des divisions. Les jugements de valeur sont clivants, voire offensants pour certaines fractions de la population, et ravivent l’idée d’un clivage entre la population et une élite donneuse de leçons, avec ses médias qui, parce qu’ils ont la parole, se donnent une mission d’être des acteurs de changements culturels et de faire évoluer les normes et les valeurs.

Philippe Moati Économiste à l’université Paris-Diderot et cofondateur de l’Observatoire société et consommation..

Société
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