Instruction en famille : l’école de la liberté ?

Emmanuel Macron a annoncé l’interdiction de l’école à domicile au motif de « dérives ». Mais, pour les familles, ce choix est motivé avant tout par la volonté d’offrir plus de souplesse à leurs enfants.

Oriane Mollaret  • 11 novembre 2020 abonné·es
Instruction en famille : l’école de la liberté ?
© Masha Mosconi / AFP

Yria, 15 ans, vit dans un poids lourd avec sa mère, Ness, son beau-père et son frère, au rythme des contrats courts de Ness aux quatre coins de France ou à l’étranger. L’adolescente a quitté les bancs de l’école en CE1. Depuis, elle suit le programme scolaire de chez elle, dans le cadre de l’instruction en famille (IEF). Ce dispositif permet à une famille de déscolariser son enfant en assurant son instruction par ses propres moyens. Malgré les démarches administratives et les contrôles réguliers auxquels doivent se soumettre les parents, Emmanuel Macron a annoncé qu’il comptait interdire l’IEF à partir de septembre 2021 pour éviter certaines « dérives ». Yria devra donc retourner en classe, comme les 50 000 enfants IEF recensés en France à la rentrée 2020, d’après le Président (chiffre très surévalué, voir encadré). Un chiffre en constante augmentation ces dernières années, signe du succès rencontré par ce mode d’instruction alternatif.

Comme Ness, Marine, Christelle et Corinne ont fait le choix de l’IEF pour leurs enfants. Marine et son compagnon n’ont jamais scolarisé leur fils de 5 ans. « J’ai travaillé à l’usine et, pour moi, l’école prépare les enfants au conditionnement de l’usine, explique sa mère dans la petite cuisine du camion où ils habitent. Rester assis, dire oui monsieur, oui madame, attendre la sonnerie pour se lever… À quel moment la vie a sa place, là, au milieu ? » Le choix de l’IEF s’est donc imposé comme une évidence pour ses enfants. Une nécessité, aussi, car la petite famille se déplace régulièrement. Elle a son atelier de maroquinerie à bord du camion, lui travaille comme mécanicien sur la route. Après deux ans d’IEF, ils ne regrettent pas leur choix une seule seconde et comptent faire la même chose pour la petite dernière : « On offre à nos enfants une vie de malade ! Ils ont accès à tellement de choses en bougeant. Ils se font plaisir, ils ne sont pas cloîtrés entre quatre murs en attendant la fin de l’école pour pouvoir jouer. »

Dans la Loire, Christelle partage leur avis. « L’école, c’est quand même un mode d’enfermement, affirme cette mère célibataire de deux adolescents_. J’ai travaillé comme assistante de vie scolaire dans un collège pendant deux ans. En tant qu’adulte, c’était édifiant de voir des élèves assis en rang. C’est terrible. Pour mes enfants, je voulais une éducation plus à l’écoute, avec une communication non violente. »_ Elle a déscolarisé ses deux enfants en primaire. Depuis, son fils a réintégré un collège et sa fille de 11 ans entame sa quatrième année d’IEF.

L’instruction en famille, mode d’emploi

Chiffres. En 2005-2006, 2 869 enfants suivaient l’instruction en famille, hors cours par correspondance du Cned ou d’établissements privés. Ils étaient 13 892 en 2016-2017.

Démarches. Toute personne souhaitant pratiquer l’IEF doit le déclarer à la mairie et à l’inspection académique dont dépend son lieu de résidence. En cas de changement de lieu de résidence en cours d’année, les déclarations sont à refaire dans les huit jours. Les familles en IEF ne reçoivent pas l’allocation de rentrée scolaire.

Enquête de la mairie. Dès la première année et tous les deux ans, la mairie vérifie que l’instruction est compatible avec l’état de santé de l’enfant et les conditions de vie de la famille. Les enquêtes sont envoyées à l’inspection académique.

Contrôle pédagogique. À partir du 3e mois, l’Éducation nationale effectue un contrôle pédagogique (enseignement conforme aux droits de l’enfant, de qualité et adapté à l’âge et à l’état de santé de l’enfant).

Sanctions. Si des parents compromettent la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de l’enfant mineur : 2 ans de prison. Non-respect d’une mise en demeure de l’inspection d’inscrire leur enfant à l’école : 6 mois de prison. Absence de déclaration en mairie : contravention de 5e classe.

Les enfants de Corinne, éducatrice spécialisée, n’iront pas non plus à l’école. Elle et son compagnon sont en pleine construction d’une ferme pédagogique en Dordogne. Passionné·es par l’éducation, les neurosciences et le développement de l’enfant, ils considèrent l’IEF comme « une évidence » pour leur fille de 3 ans. « Nous voulons vivre au quotidien avec notre enfant et l’accompagner de manière physiologique en respectant ses besoins et son développement, explique Corinne. Nous avons choisi la liberté dans l’organisation de notre temps de vie au quotidien. Dans ce cadre, l’IEF est juste logique pour que nous et nos enfants ayons le temps de vivre. »

Concrètement, comment ça se passe ? « Il y a autant de façons de pratiquer l’IEF que de familles qui la pratiquent », estime Ness. D’une manière générale, les enfants ont bien moins d’heures de cours qu’à l’école. Ainsi, Yria suit sa troisième à distance à raison de deux heures chaque matin, sauf le dimanche. « Je fais les maths avec mon beau-père parce que c’est compliqué et le reste des cours seule, explique l’adolescente. Le plus gros avantage de l’IEF, c’est le temps libre. J’ai tous mes après-midi et j’aime ça. Le plus gros défaut, c’est qu’on voit ses parents tout le temps ! » Régulièrement, elle envoie des devoirs à un·e professeur·e qui les lui renvoie corrigés par e-mail. Le reste du temps est consacré principalement au dessin pour la jeune fille, qui aimerait être autrice de mangas.

Chez Ness comme chez Christelle, on reste assez proche du programme scolaire. En Dordogne, Corinne et son conjoint ont choisi le « unschooling », soit un apprentissage informel qui prend tout son sens dans leur ferme. « Tout dans notre quotidien est source d’apprentissage en suivant la curiosité naturelle dévorante de notre enfant, raconte Corinne. Cuisiner permet de développer la motricité fine, le calcul, l’apprentissage du temps, la géographie pour la provenance des aliments et la diététique. Chaque acte de la vie renferme des centaines de possibilités d’apprentissage. »

Après avoir eu recours à une école alternative à distance la première année, Marine a décidé de faire les choses « au feeling » cette année avec son petit garçon : « Je me suis rendu compte qu’en répondant à ses sollicitations, ça marchait vachement mieux. Mon fils est très réceptif. À part répondre à ses questions, on n’a pas grand-chose à faire et il imprime très bien. »

Le 2 octobre, Emmanuel Macron a donc annoncé son intention d’interdire l’IEF dès septembre 2021, sauf pour raison médicale. Le Président invoque des risques de « dérives », de « contournements », d’endoctrinement religieux, des enfants « totalement hors système ». Si les parents interrogés se disent blessés d’être amalgamés à de potentiels extrémistes, ils sont habitués à affronter les idées reçues au sujet de l’IEF.

L’absence de socialisation des enfants déscolarisés revient fréquemment sur le tapis. « C’est un mythe, lâche Marine depuis son camion. Mes enfants en voient d’autres dans les médiathèques, les ludothèques, lors des sorties entre familles IEF… Mon fils va à l’école du cirque une fois par semaine. Sur la route, on rencontre aussi plein de gens avec des enfants. » Petite, Yria aimait beaucoup cette vie itinérante, mais elle commence à s’en lasser. Heureusement, la technologie permet de maintenir facilement le contact avec les proches. « Je vais dans le même centre aéré depuis que j’ai 12 ans, explique l’adolescente. À force d’y aller, je me suis fait des ami·es. On reste pas mal en contact par message ou sur Snapchat. Sinon, on s’envoie des lettres ou des cartes postales. »

Les enfants de Christelle ont eux aussi trouvé de nouveaux et nouvelles ami·es grâce aux sorties régulières organisées par la quarantaine de familles IEF qui habitent dans le nord de la Loire. « Dire que les enfants non scolarisés perdent des liens sociaux, c’est de la méconnaissance, affirme Christelle avec assurance. Quand on va au parc avec les autres familles IEF, on lâche les enfants, les petits et les grands jouent ensemble, on sort le pique-nique, les gâteaux, on partage… Si un enfant se blesse, il y a toujours un parent pour s’en occuper. C’est une vraie communauté, de la coopération… comme un micro-village. »

Tous les parents interrogés décrivent des enfants plus autonomes. « Dans les familles IEF, souvent un des deux parents ne travaille pas ou peu, donc il ou elle peut laisser le temps aux enfants d’apprendre les choses de la vie, développe Christelle. Se faire cuire un œuf ou des pâtes, écosser des petits pois, faire la vaisselle, aller cueillir les légumes qu’on va manger… L’IEF, c’est un autre mode et un autre rythme de vie. »

Les Enfants d’abord, une des associations de référence pour les familles IEF, ne comprend pas cette décision d’interdire l’IEF : « Nous tenons à rappeler que l’ensemble des enfants instruits en famille représentent 0,4 % des enfants en âge d’instruction. En ce sens, nous ne comprenons pas en quoi l’interdiction de l’IEF serait une “avancée massive” contre la radicalisation. » En revanche, une telle décision viendrait signer la fin du mode de vie atypique de Christelle, Ness, Marine, Corinne et leurs enfants.

La fille de Christelle, elle, est déterminée à ne pas aller au collège, « Macron ou pas Macron ». À 15 ans, la fille de Ness hésite entre la curiosité et l’inquiétude à l’idée d’aller au lycée l’année prochaine. « Je ne sais pas si j’irai, confie l’adolescente. Ça fait un petit peu peur, d’un coup, le fait d’être dans une classe, un bâtiment, avec plein de monde… » C’est la douche froide pour sa mère, qui voulait choisir l’IEF également pour son cadet de deux ans. « Je suis l’avancée du projet la peur au ventre, avoue-t-elle. On essaiera de trouver la faille, j’imagine, on a plusieurs mois pour ça… »

Pour Marine, c’est clair : ses enfants n’iront pas à l’école. « Si l’IEF est interdite, je continuerai quand même, affirme-t-elle sans hésiter. Si je dois scolariser mes enfants un jour, c’est parce qu’ils me l’auront demandé, pas parce que Macron l’a décidé. J’attends de voir les moyens de pression. Si c’est juste une amende, je suis prête à la payer. Si les services sociaux s’en mêlent, alors je m’en irai. »

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