Un pavé féministe dans la mare du rap

Alors que des rappeuses triomphent aux Grammy Awards, l’essai Hot, Cool & Vicious, de Keivan Djavadzadeh, retrace l’histoire du rap états-unien depuis les années 1980 au prisme du genre, de la race et de la sexualité.

Véronique Servat  • 28 avril 2021
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Un pavé féministe dans la mare du rap
Cardi B lors de la cérémonie des Grammy Awards, le 14 mars 2021.
© KEVIN WINTER/Getty Images via AFP

Le 14 mars, le Staples Center de Los Angeles accueillait la cérémonie des Grammy Awards, équivalent de nos soporifiques Victoires de la musique. Ce soir-là, plusieurs secousses telluriques ont affolé le parterre de stars et de représentants de l’industrie musicale. Toutes sont imputables à des femmes, une majorité d’entre elles afrodescendantes évoluant dans le rap. Féministes, libres et engagées dans leurs propos comme dans leurs postures, les stars mondiales de la soirée interrogent les industries culturelles et nos sociétés sur les rapports de genre, de race et de sexualité par le biais du rap états-unien qu’elles incarnent triomphalement. Parmi elles, Megan Thee Stallion, déjà récompensée pour « Savage », interprété avec Beyoncé (1), est sacrée révélation de l’année. Le clou de la soirée est son interprétation de « Wap » avec Cardi B dans une chorégraphie mimant un rapport sexuel entre femmes sur un gigantesque lit recouvert de satin.

Dans ce contexte, l’ouvrage de Keivan Djavadzadeh (2) tombe à point nommé. Intitulé Hot, Cool & Vicious (3), il étudie le rap états-unien au prisme du genre, de la race et de la sexualité depuis 1980, en s’appuyant sur des chansons, des sources de presse et des études essentiellement états-uniennes. Ses analyses nous permettent de comprendre ce qui s’est passé le 14 mars et, ce faisant, de saisir les mutations d’un jeune genre musical.

Matous de tous temps Éric Baratay, spécialiste de l’histoire des animaux, nous offre une stimulante histoire de chats. S’appuyant sur de nombreux témoignages, il livre plusieurs portraits de matous sur quatre siècles : chats errants des XVIIIe et XIXe siècles, chats de bateaux utilisés contre les rats, chats d’appartements choyés par leurs écrivains et écrivaines de maîtres·ses jusqu’aux chats-chiens instagrammables de nos jours. Mais, tout en faisant l’histoire de l’évolution de l’attitude des humains face à des chats de plus en plus anthropisés, Éric Baratay parvient à se mettre à la place de ces animaux, à les faire « parler », à se faire éthologue, pour montrer comment les chats ont su s’adapter, à leur profit, à ces évolutions . L. D. C. et M. L. Cultures félines (XVIIIe-XXIe siècle). Les chats créent leur histoire Éric Baratay, Seuil, 336 pages, 23 euros.
Dominé par des hommes peu avares de démonstrations virilistes, le rap semblait frappé d’une misogynie atavique et d’une homophobie patente. Dans les années 1990, qui correspondent à son âge d’or, les rappeurs n’envisagent les femmes que comme des objets, souvent sexuels, soumis à leur domination. L’auteur montre comment les rappeuses se sont emparées de ces stigmates pour les retourner et en faire des armes de destruction massive, instruments de leur triomphe. La dimension historique de son travail met en évidence le rythme irrégulier des trajectoires féminines dans le rap, depuis leurs premiers succès à la fin des années 1980, où il était déjà question de sexualité (« Let’s Talk About Sex » des Salt-N-Pepa), jusque peu après l’an 2000.

Paradoxalement, le retournement de conjoncture s’opère au cours de la période où triomphe le rap le plus violent envers les femmes. À l’ère du gangsta (1990-2005), les rappeuses, qui évoluent souvent dans l’ombre des stars masculines du genre, s’approprient leurs discours hardcore pour le retourner contre les hommes. Les Bytches With Problems et autres Hoez With Attitude pavent la voie du succès à la génération des Foxy Brown, Lil’ Kim et Da Brat. Elles modifient les rapports de genre au fur et à mesure que leur flow raille les piètres performances sexuelles de leurs homologues masculins. Leurs ventes d’albums confortent leur légitimité.

De 2006 à 2015, la génération des Nicki Minaj, Cardi B et Megan Thee Stallion ne dame le pion aux rappeurs qu’à la faveur d’autres mutations, dont certaines affectent les industries culturelles. Les hommes à la tête des principaux labels discographiques ignorent trop souvent les rappeuses, qui se tournent alors vers les réseaux numériques pour publier et promouvoir leurs œuvres. Soucieuses des évolutions sociales comme des fractures raciales, elles soutiennent par leurs chansons ou financièrement le mouvement Black Lives Matter ou le NAACP (organisation américaine de défense des droits civiques), par exemple. Épaulées par leurs puissantes consœurs du RnB Alicia Keys ou Beyoncé, elles portent haut la flamme d’un féminisme qui leur est spécifique.

Finalement, le livre très stimulant de Kevian Djavadzadeh est une invitation argumentée à chausser d’autres lunettes pour observer ce genre musical et actualiser notre grille d’analyse. Cela fait, nous pourrons à notre tour nous émanciper de stéréotypes datés.

Par Véronique Servat Doctorante du Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, Paris-I.

(1) Elle-même récompensée pour son titre « Black Parade », en soutien au mouvement Black Lives Matter.

(2) Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-8, coorganisateur du séminaire « Fight the power ? Musiques hip-hop et rapports sociaux ».

(3) Éditions Amsterdam, 240 pages, 18 euros.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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