Le climat à la barre

L’ouverture du procès de sept militants écologistes qui s’étaient introduits sur le tarmac de Roissy soulève un enjeu capital : la reconnaissance d’un état de nécessité environnemental.

Nadia Sweeny  • 6 octobre 2021
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Le climat à la barre
Le 3 octobre 2020, des militants d’Alternatiba et d’ANV-COP 21 envahissaient le tarmac 2A de Roissy pour protester contre un projet de nouveau terminal.
© Julien Helaine / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

O n va en faire le procès de l’aviation ! » promet Me Alexis Baudelin, avocat de la défense (1). Ce jeudi 7 octobre s’ouvre, au tribunal judiciaire de Bobigny, le procès de cinq militants poursuivis pour tentative de trouble au fonctionnement des installations aéronautiques et, pour deux d’entre eux, dégradations – le grillage entourant le tarmac 2A de l’aéroport Charles-de-Gaulle ayant été sectionné. C’était il y a tout juste un an, le 3 octobre 2020. À l’appel du collectif Non au T4, d’Alternatiba et d’ANV-COP 21, une centaine de personnes envahissaient les lieux pour protester contre le projet de construction d’un nouveau terminal et ainsi réclamer la réduction du trafic aérien, secteur extrêmement polluant. Les militants ont été expulsés par la police et cinq d’entre eux ont été poursuivis par le Groupe ADP – dont l’État est actionnaire à 50,6 % –, qui s’est constitué partie civile. Ils risquent cinq ans d’emprisonnement et 18 000 euros d’amende, et ce bien que ce projet d’extension de l’aéroport ait été finalement abandonné. Il était « obsolète », a estimé la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, car il ne « correspondait plus à la politique environnementale du gouvernement »… L’invasion du tarmac a-t-elle contribué à déclencher la décision gouvernementale ? C’est ce que pensent les avocats de la défense, qui comptent plaider l’état de nécessité.

« N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. » C’est ainsi que l’article 122-7 du code pénal accorde à chacun la possibilité d’entraver la loi si l’objectif de cette entrave est de se prémunir d’un préjudice plus important. L’état de nécessité est une notion juridique apparue à la fin du XIXe siècle grâce au juge Paul Magnaud, qui refusa de condamner une mère de famille qui avait volé du pain afin de nourrir son enfant. Cette décision fit grand bruit et posa les bases juridiques de la désobéissance civile.

Trois critères permettent aujourd’hui d’admettre cette cause d’irresponsabilité pénale : l’existence d’un danger actuel ou imminent menaçant une personne ou un bien, la nécessité pour sauvegarder cette personne ou ce bien de commettre une infraction, et la proportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. Au regard de l’urgence climatiqueet de l’insuffisance des actions politiques, les militants écologistes veulent élargir l’état de nécessité aux menaces environnementales. Cette notion tend ainsi à devenir l’un des arguments judiciaires les plus emblématiques des mouvements de désobéissance civile écologistes.

Car l’état de nécessité est une création dite « prétorienne », c’est-à-dire qui découle de la jurisprudence. C’est l’interprétation des juges qui a abouti à modifier le cadre légal : l’état de nécessité n’est entré dans le code pénal qu’en 1994. Or c’est exactement ce que cherchent à provoquer les avocats à l’occasion des contentieux judiciaires provoqués par les actions militantes : une évolution du droit pénal grâce à des nouvelles interprétations de l’état de nécessité.

Et à force de pilonner dans les prétoires, certaines digues s’affaissent. En 2019 à Lyon, un magistrat a jugé l’argument recevable dans une affaire des « décrocheurs de portraits » d’Emmanuel Macron. L’action du 21 février 2019, menée par le mouvement ANV-COP 21 pour dénoncer l’inaction du Président en matière climatique, a été jugée en septembre de la même année. « Face au défaut de respect par l’État d’objectifs pouvant être perçus comme minimaux dans un domaine vital »,le juge a établi que le vol des cadres officiels et leur utilisation pour passer un message fort au gouvernement étaient un « substitut nécessaire du dialogue impraticable entre le président de la République et le peuple »…

« Collectivement, ne rien faire, c’est laisser la Terre s’emballer. »

Cette interprétation élargie de l’état de nécessité a été une audace judiciaire battue en brèche par les instances suivantes – en appel et en cassation. Le 22 septembre dernier, la plus haute juridiction du pays l’a même jugée irrecevable, car « il n’est pas démontré en quoi le vol du portrait du président de la République […] constituerait un acte nécessaire à la sauvegarde des personnes et des biens ». En revanche, elle reconnaît qu’au nom de la liberté d’expression il est possible d’entraver la loi. Les défenses pénales s’affinent avec l’expérience : les deux arguments sont désormais plaidés ensemble. L’un pour gagner, l’autre pour faire avancer le débat politique. « La justice reconnaît le danger du changement climatique, mais la grande difficulté est d’établir un lien direct entre la cible de la mobilisation et le danger qu’on démontre,admet Me Baudelin. Il est extrêmement difficile de trouver la source directe d’un problème aussi diffus et globalisé, mais ça ne doit pas nous empêcher d’agir. Il faut désigner les responsables, et l’état de nécessité permet, sous couvert de juridique, de mener un combat politique. »

Dominique Bourg (2), philosophe, fervent défenseur de l’état de nécessité et témoin au procès des militants jugés ce jeudi, abonde : « La justice place la société devant ses contradictions et la fait agir. Elle a permis la résorption de l’extrême pauvreté, elle doit permettre la prise en compte de l’urgence climatique. Il s’agit de faire de l’analogie, tout en sachant bien que ce n’est pas tout à fait la même chose : il n’y a pas de nécessité vitale immédiate, mais collectivement, ne rien faire, c’est laisser la Terre entrer dans un processus d’emballement contre lequel on ne pourra plus rien. La nécessité réside dans le processus enclenché. »

De leur côté, les militants de terrain peinent encore à intégrer le contentieux judiciaire dans leur stratégie d’action. Chez Extinction Rebellion, « nous ne faisons pas de plaidoyer juridique : on n’attaque pas devant les tribunaux ou le Conseil d’État. On ne fait que se défendre des attaques au pénal que peuvent générer nos actions de désobéissance civile », explique Gari (3), de l’équipe juridique. Or, jusqu’à récemment, ces attaques judiciaires n’étaient pas si nombreuses. C’est leur multiplication qui met, de fait, le procès au cœur du combat. « Ça ne nous était jamais tombé dessus de manière aussi massive, s’étonne encore Rémi Donaint, porte-parole du réseau ANV-COP 21. Notre campagne de fauchage de chaises pour dénoncer l’évasion fiscale n’a donné lieu à aucun procès, alors que, pour les décrochages de portraits en 2019, on a 36 procès passés et 11 en prévision… Soit on a touché une corde sensible, soit l’État a changé de stratégie. »

Un pilonnage judiciaire qui se double d’une attaque au porte-monnaie : les amendes administratives pleuvent. À la suite de l’intrusion sur le tarmac de l’aéroport Charles-de-Gaulle, 80 personnes – dont un journaliste de Reporterre qui ne faisait que son métier – ont été sommées de s’acquitter de 750 euros d’amende administrative. Le montant total de ces amendes, entièrement payées par les associations mobilisatrices, s’élève à la fin à quelque 60 000 euros… « Il faut des avocats très techniques pour formuler des recours devant le tribunal administratif, et c’est beaucoup plus difficile à visibiliser »,admet Gari. D’autant que cette réactivité varie d’un territoire à l’autre. « Généralement, les pouvoirs publics ne nous poursuivent pas sur les grosses actions en Île-de-France, alors qu’en région ils sont beaucoup plus virulents sur le plan judiciaire. » Extinction Rebellion, qui a envahi l’aéroport d’Orly le 3 octobre 2020 à la suite de l’appel à « marcher sur les aéroports », lancé en juillet de cette année-là, n’a pas été inquiété. « On a entravé la circulation des avions : ils auraient pu nous faire payer cher, et pourtant l’affaire a été classée sans suite. »

Le GroupeADP a préféré ne s’attaquer qu’à cinq militants présents à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Est-ce parce qu’ils sont issus des mouvements qui ont lancé l’appel ? Est-ce pour « faire un exemple » ? « Le judiciaire est une composante de la désobéissance civile, on s’en rend mieux compte, admet Rémi Donaint. On pose problème à la justice : ils ne savent pas bien quoi faire de nous. »

Et face à l’inaction politique la bataille juridique est indispensable. « Le seul domaine où ça bouge un peu, c’est la loi », tranche Dominique Bourg, prenant comme exemple les décisions historiques de la Cour suprême néerlandaise et du Conseil d’État français, condamnant l’une et l’autre leur État à agir, mais aussi celle de la Cour constitutionnelle allemande, qui a reconnu, en mai, les droits fondamentaux des générations futures. Des générations en danger. Or, renchérit le philosophe, « si la justice n’est pas capable de protéger les plus vulnérables, à quoi sert-elle ? »

(1) Lire son portrait dans Politis, n° 1668, du 26 août 2021.

(2) Coauteur de Désobéir pour la terre. Défense de l’état de nécessité, PUF, 2021.

(3) Pseudonyme.

Écologie Permis de lutter
Temps de lecture : 8 minutes
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