Sur le terrain, une « insoumission » à géométrie variable

D’une ville ou d’un département à l’autre, les groupes de LFI n’ont pas la même implantation. Pour la présidentielle, les réseaux militants doivent pourtant se reconstituer rapidement.

Roni Gocer  • 13 octobre 2021 abonné·es
Sur le terrain, une « insoumission » à géométrie variable
© AMAURY CORNU/AFP

A près ça, j’ai besoin d’un verre de rouge ! » Au bout d’une énième tirade sur Cuba, le Venezuela et Jean-Luc Mélenchon, Charlotte baisse les bras. Tracts en main, l’insoumise s’était engagée dans un débat sans fin avec un passant adepte de la prose CNews. Ça donne « L’Heure des pros » en plein Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), version low cost. Derrière elle, d’autres militants du mouvement se marrent. Ils sont venus à quatre, entre le métro et un marché, pour distiller leurs papiers et causer du programme. Autour d’eux, le trottoir s’est rétracté, grignoté par les étals de babioles. « Bonjour, le programme de l’Union populaire pour la présidentielle ! » À peine le temps d’articuler trois mots que le passant est déjà loin. Un autre insoumis, Rémy, a plus de succès avec une phrase plus efficace : « C’est Mélenchon ! »

Lancée de bon matin, l’opération tractage n’est ni massive ni impressionnante, mais elle permet aux militant·es de se replonger dans le bain. À une échelle plus large, il s’agit de remettre en marche la dynamique des groupes d’action. S’ils ont pu offrir à La France insoumise (LFI) une organisation souple et efficace en 2017, ils ne repartent pas tous au front avec les mêmes armes.

Pour avoir élu des député·es LFI dans cinq de ses douze circonscriptions, la Seine-Saint-Denis fait nettement figure de bastion pour le mouvement. Présente ce matin à Saint-Ouen, Manon Monmirel milite dans le département depuis presque quatre ans. Après avoir participé à la campagne législative victorieuse d’Éric Coquerel, elle est devenue ensuite son assistante parlementaire. « Avant son élection, je vivais déjà dans la circo, dans le quartier Garibaldi. C’est une ville particulière, avec des enjeux différents d’une zone à l’autre. Dans le vieux Saint-Ouen et à Garibaldi, il y a des problèmes liés aux trafics, par exemple, mais aussi à la gentrification, avec la prolifération de nouveaux projets immobiliers. Pour une personne qui viendrait militer ici sans rien connaître du contexte, ce serait compliqué. » En tant qu’assistante parlementaire, elle doit assurer la jonction entre le terrain et le travail à l’Assemblée.

Concrètement, la vingtaine de membres actifs des groupes d’action locaux peuvent lui faire remonter les problèmes du secteur. Parfois, ces situations recoupent des enjeux nationaux et nourrissent les travaux d’Éric Coquerel. D’autres cas concernent surtout les villes de sa circonscription, comme Saint-Ouen et Épinay-sur-Seine. L’intervention du député peut être décisive. « En principe, ce n’est qu’un élu de la nation, commence Manon en hésitant. Dans les faits, ça joue pas mal en termes de pression. Souvent, on travaille en bonne intelligence avec les acteurs institutionnels, comme le recteur ou l’ancien préfet, avec qui Éric avait de bonnes relations. » Le député a par exemple obtenu l’organisation d’une réunion entre le préfet, la commissaire et des habitant·es, après l’assassinat de deux jeunes d’un quartier de Saint-Ouen. Les échanges alimenteront une proposition de loi contre le trafic de drogues, préparée par le mouvement. « Même en dehors des périodes électorales, les militant·es continuent de s’investir, parce qu’ils savent qu’on peut contribuer à faire bouger les choses. Et même lorsqu’on n’est pas à l’initiative des mobilisations, on peut être utiles. »

« On sort d’une campagne régionale et départementale où on s’est beaucoup investis, c’était épuisant pour beaucoup de camarades. »

À la terrasse d’un café à Lisieux, Didier Canu se laisse aller à rêver de l’élection de député·es insoumis·es dans le Calvados. « Ici, le monde politique est très figé. Les élu·es en place, plutôt à droite, cumulent les mandats longtemps, pendant que nous peinons à exister médiatiquement », explique le militant, sans se départir de son air bienveillant. Les rides profondes sous son regard renforcent son sourire. D’une voix grave, il raconte le bilan de son groupe d’action, le seul dans la circonscription. « Nous avons choisi assez vite de nous concentrer sur le quartier de Hauteville, au nord de Lisieux. Nous nous présentons là-bas, sur le marché du coin, tous les mercredis depuis trois ans. On essaye de faire de l’accompagnement au droit et du porte-à-porte dans les tours. Parfois, on organise des réunions pour parler d’un problème commun à plusieurs personnes d’un immeuble. L’une d’elles a donné lieu, le lendemain, à l’envahissement des locaux d’un bailleur, qui a fini par faire des efforts en termes de salubrité. »

Insistant sur l’utilité de la méthode Alinsky (1) comme un mantra, il assure avoir eu le soutien du mouvement national. Ainsi, fin 2017, La France insoumise avait organisé ses premières journées de formation à cette approche à Lisieux et à Caen, pendant deux jours. La coordinatrice des groupes d’action (en binôme) Alexandra Mortet insiste sur la volonté de la direction de promouvoir ces nouvelles démarches. « Il n’y a pas dans l’ADN de nos militant·es de comportements doctrinaires, comme chez d’autres. Ils ne vont pas culpabiliser les habitant·es des quartiers, mais essayer de les aider concrètement. En revanche, les insoumis·es n’adoptent pas non plus le rôle des travailleurs sociaux. Quand il le faut, ils laissent la main aux associatifs. »

Dans les allées du quartier d’Hauteville, cependant, Alinsky et sa méthode n’ont pas vraiment fait de miracles. Interrogé·es au cours d’un porte-à-porte, une grande partie des habitant·es rencontré·es n’ont jamais croisé d’insoumis·e (ni aucun·e autre militant·e) et ne sauraient se souvenir de leurs actions chez eux.

À une centaine de kilomètres au sud, dans le Loiret, changement de décor, mais pas de paysage politique. La droite et le centre restent en famille et se partagent les six circonscriptions du département. Dans cette terre si peu hospitalière pour LFI, les groupes d’action sont plus éclatés, une dizaine à peine. Malgré ce contexte grisâtre, on ne décèle aucun signe de déprime chez l’insoumis orléanais Valentin Pelé. « J’ai toujours vécu à Orléans, c’est le paysage politique que j’ai connu toute ma vie. Alors, en tant que militant, on est forcément habitué à ça. D’ailleurs, ici, les syndicalistes organisent depuis longtemps leurs manifs le matin, pour pouvoir rejoindre les cortèges parisiens l’après-midi ! » Les mobilisations sont si calmes que la compagnie de CRS locale monte aussi fréquemment en renfort vers la capitale.

Valentin Pelé tempère le sombre tableau pour la gauche : « On a tout de même une présence dans le département. Le Parti socialiste a pris récemment la tête de la métropole d’Orléans, et le maire communiste de Châlette-sur-Loing rempile pour un quatrième mandat. » Et côté insoumis ? La représentation du mouvement demeure discrète, avec une poignée d’élus municipaux et une élue au conseil régional. Après les européennes, l’activité des militant·es s’est réduite. Par rapport à d’autres forces politiques, les insoumis·es sont restés plus effacé·es lors des scrutins municipaux, où leur liste à Orléans a été invalidée par le préfet. « On sort tout de même d’une campagne régionale et départementale où on s’est beaucoup investis, c’était épuisant pour beaucoup de camarades. Comme pour moi, d’ailleurs. Mais là, on commence à regrouper tout le monde et on se prépare pour la campagne présidentielle. »

À l’autre bout du département, Kevin Merlot connaît les mêmes galères. L’insoumis est installé à Châtillon-sur-Loire, une commune isolée de 3 000 habitant·es, où les militant·es, tous bords confondus, sont rares. « Dans le coin, on connaît mon engagement… Certains m’appellent Merluchon pour déconner, en référence à mon nom de famille. » Avec son groupe d’action, « Merluchon » opère essentiellement dans la zone rurale du Giennois. Pour se faire entendre, les occasions sont limitées : les usines lorsqu’il y a grève, les sorties de village ou les pique-niques lorsqu’il fait beau. Et les marchés, toujours. Dans le sillage de la présidentielle de 2017, il enchaîne et se présente sur la circonscription aux législatives, sans succès. Depuis, la ferveur a franchement baissé.

« Après l’échec des européennes, il y a eu forcément du relâchement. Le covid n’a pas aidé. On s’est déjà retrouvés à deux, par exemple, pour l’un de nos apéros citoyens mensuels. » De quoi nourrir une déprime militante ? Kevin reste philosophe : « Dans ces périodes creuses, on peut s’occuper intellectuellement, prendre le temps de réfléchir et d’analyser la situation. Et rencontrer d’autres groupes à gauche. » Les relations avec ces derniers sont forcément plus distantes depuis qu’est morte l’idée d’une campagne commune. Dans la région du Gâtinais, au nord du département, la candidature solo de Fabien Roussel a logiquement éloigné les communistes, très investi·es en 2017 derrière Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier avait recueilli des scores honorables dans les grandes communes de la zone, comme Montargis (20,03 %) ou Châlette-sur-Loing (27,74 %).

« Leur départ est une perte, regrette l’insoumis Alexis Christodoulou. Nous sommes sur une terre ancrée à droite, nous avons besoin d’être le plus nombreux possible. En 2012, au moment du Front de gauche, les adhérent·es du PCF ont été un moteur. Pour la présidentielle suivante aussi… » Il refait l’historique des rendez-vous manqués et conclut, lassé : « Ici on subit les conflits nationaux et l’envie d’autonomie de Fabien Roussel. » La solitude insoumise ne devrait pas prendre fin avant les législatives, pour lesquelles les gauches pourraient bien se reparler.

(1) La méthode Alinsky (du nom de son inventeur, Saul Alinsky) consiste à s’immerger dans un territoire, à identifier les doléances des habitants et à les aider à s’organiser pour mener une lutte concrète et gagnable.

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