Carnet : « Au moindre geste, on me traite de terroriste vert ! »

Le procès de militants écologistes de Loire-Atlantique mobilisés pour la défense du Carnet témoigne d’une répression accrue contre celles et ceux qui s’engagent pour le bien commun.

Vanina Delmas  • 25 mai 2022
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Carnet : « Au moindre geste, on me traite de terroriste vert ! »
La tentative d’installation d’une ZAD sur le site du Carnet, ici en août 2020, avait déclenché une vague répressive.
© Lydia Fares / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

En arrivant au tribunal correctionnel de Saint-Nazaire, Hubert et Yoann Morice semblent davantage concernés par les températures qui ne cessent de grimper en ce mois de mai que par le procès qui les attend dans quelques heures. « En plein dans la période de floraison du blé, c’est vraiment inquiétant pour les récoltes », commentent le père et le fils, tous deux paysans bio à Chauvé et militants écologistes. Ils ont dû abattre tout le travail d’une journée sur leur ferme en une seule matinée car ils se retrouvent ce jour-là sur le banc des accusés avec deux autres personnes, Gabriella Marie et un ami agriculteur. Tous les quatre sont poursuivis pour « avoir organisé une manifestation sur la voie publique n’ayant pas fait l’objet d’une déclaration préalable » le 29 août 2020, entre Frossay et Saint-Viaud, jusqu’au site naturel du Carnet. Ce week-end-là, le collectif Stop Carnet lançait sa mobilisation pour protéger ces 395 hectares d’un projet de « parc éco-industriel destiné aux énergies renouvelables marines » porté par le Grand Port maritime Nantes-Saint-Nazaire. Cet ambitieux projet d’aménagement provoquerait l’artificialisation de 110 hectares de zone naturelle et la destruction de 51 hectares de zones humides où plus d’une centaine d’espèces animales et végétales protégées ont trouvé refuge.

Protéger le Carnet des convoitises

En août 2020, une mobilisation citoyenne naît à l’estuaire de la Loire pour protéger le site naturel du Carnet, refuge de plus d’une centaine d’espèces animales et végétales. Celui-ci est menacé d’artificialisation à cause d’un projet de « parc éco-industriel destiné aux énergies renouvelables marines » porté par le Grand Port maritime Nantes-Saint-Nazaire. De plus, il fait partie des sites labellisés « clés en main » du ministère de l’Économie : pour attirer les investisseurs, les procédures administratives et environnementales sont anticipées et accélérées. Une ZAD s’implante jusqu’en mars 2021 et permet de ralentir l’arrivée des bulldozers. En octobre 2020, le Grand Port annonce qu’un nouvel inventaire de la faune et de la flore sera effectué pour blinder le dossier et relancer le projet.

Lors de leur garde à vue il y a un an, ils avaient fait valoir leur droit au silence. Cette fois, ils expliquent leur démarche, exposent leurs indignations et replacent leur engagement collectif dans un contexte plus global de lutte contre la catastrophe climatique. Leur argumentaire est clair : « Participer ne signifie pas organiser ! Nous sommes un collectif au fonctionnement horizontal, sans chef, sans figure de proue », clame Gabriella Marie. Dans la salle du tribunal, une trentaine de personnes venues les soutenir arborent l’autocollant rouge vif « Stop au Carnet » sur leurs vêtements. La présence du quatrième accusé les étonne encore davantage puisqu’il ne fait pas partie du collectif et avait seulement prêté un de ses champs pour l’événement. Il se retrouve accusé, car la manifestation non déclarée a démarré à la sortie de sa propriété.

Pour les militants et leur avocat, Me Stéphane Vallée, c’est une énième preuve de l’acharnement de l’État contre les luttes écologistes dans le pays de Retz, en ciblant celles et ceux qui prennent le plus la parole. Le dossier de l’enquête est assez faible : quelques photos – non horodatées – d’une mobilisation montrant Hubert Morice et Gabriella Marie tenir le mégaphone ou installer le matériel audio, des prises de vues aériennes de la ferme ou quelques articles de journaux dans lesquels ils s’expriment au nom du collectif. « J’ai l’impression de jouer une pièce de théâtre ! On se préoccupe de votre santé, du climat, des générations futures… Si vous nous déclarez hors la loi pour une manifestation, qui seront les prochains lanceurs d’alerte ? Ne bâillonnez pas les militants », tonne Hubert Morice.

C’est quand même une fierté d’avoir fait reculer le Grand Port alors que les machines étaient déjà sur le site ! »

Ce procès est le dernier épisode en date d’une longue série d’actes de répression et de harcèlement qui durent depuis plus de trois ans. Au lendemain du week-end de mobilisation, à la fin du mois d’août 2020, des caméras camouflées dans une fausse bûche d’arbre et de fausses pierres ont été retrouvées par hasard, sûrement là dans le but de collecter du renseignement, comme le relatait Reporterre (1). Les militant·es racontent les tournées régulières des estafettes de gendarmerie autour des habitations, les hélicoptères qui survolent les fermes et stressent les animaux, surtout lorsqu’il y a des temps forts de lutte dans la région. Avant la manifestation contre les bassines dans les Deux-Sèvres (2), ils dénombrent un ou deux survols quotidiens, trois semaines durant. Ils pensent aussi que leurs téléphones et leurs déplacements sont étroitement surveillés. « On a vécu des intrusions en pleine nuit sur nos fermes, des voitures qui passent avec la musique à fond alors qu’on vit au bout d’une impasse. Il y a eu des incendies criminels, des coups de fusil, des menaces de mort sur Facebook ou en vrai… » détaille Yoann Morice. Parallèlement à la répression policière et judiciaire, certains citoyens épient et menacent les militants. « En milieu rural, la répression prend une forme différente. Autour de chez nous, les “voisins vigilants” sont très actifs, et comme ils sont en lien direct avec les gendarmes, ces gens anodins se sentent investis d’un pouvoir. On croirait voir des sortes de milices », souligne le trentenaire.

« Ils cherchent tous des meneurs pour que ça colle avec leurs schémas. Ils ne comprennent pas notre fonctionnement autogéré et horizontal, et craignent une autre ZAD, donc ils mettent le paquet… Là où la ZAD passe, l’État trépasse ! » affirme son père, narquois. Ce paysan de 62 ans, « dont quarante à militer », n’avait jamais subi une telle répression en raison de ses engagements, que ce soit contre les OGM, l’implantation d’une centrale nucléaire au Carnet, ou l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Des voisins s’en prennent à lui physiquement, verbalement, et il a également connu un épisode de violences policières qui lui a laissé des séquelles physiques. Lors d’une mobilisation en juin 2021, le militant est extrait de sa voiture, traîné au sol puis poussé par plusieurs gendarmes. Il perd connaissance quelques secondes, puis est emmené en garde à vue pendant 48 heures. Il comparaît quelques mois plus tard au tribunal pour « menaces de commettre un crime ou délit sur personnes dépositaires de l’autorité publique » mais sera relaxé. Il récolte 15 jours d’ITT et les médecins sont finalement obligés de le placer en arrêt de travail plusieurs mois. Depuis, il ressent toujours des souffrances, des paralysies au niveau du cou, des bras et une intense fatigue. « Avant, tout était possible dans la résistance. Je me faisais traiter de José Bové, même par les flics, mais c’est tout. Aujourd’hui, les gens se mobilisent moins. La violence s’est accrue : au moindre geste, on me traite de terroriste vert, alors que je me bats pour le bien commun », s’indigne-t-il.

En dépit de l’ambiance malsaine et dangereuse, la motivation des troupes n’est pas totalement asphyxiée. « La lutte du Carnet, je la raconterai à mes petits-enfants ! » glisse la volcanique Gabriella Marie. C’est elle qui a découvert, complètement par hasard, ce qui se tramait au Carnet en écoutant une discussion sur le sujet dans un café. Depuis, elle se sent viscéralement liée à ce lieu unique. Gabriella a toujours été engagée dans les milieux anarchistes et antipatronaux mais n’a jamais subi autant de pression et de répression, et n’a jamais été prise à partie par les forces de l’ordre de cette façon. « Je savais les risques, et la lutte a besoin de fusibles pour continuer. C’est quand même une fierté d’avoir fait reculer le Grand Port alors que les machines étaient déjà sur le site ! »

Pendant le procès, deux visions de la société et du rôle de la loi se sont affrontées. Malgré les recommandations répétées de la présidente, la teinte politique de ce procès, évidente mais non assumée, a été mise en lumière par la défense. Me Vallée a demandé au tribunal de « faire un pas de côté », de « réfléchir différemment ». De reconnaître le principe de proportionnalité en regardant l’affaire à travers le prisme de la liberté d’expression. La plaidoirie s’est appuyée sur la décision de la Cour de cassation concernant le procès des décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron. Mais aussi sur un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme pris le 3 mai 2022, à la suite d’une affaire en Roumanie (3), affirmant que le droit de manifester est protégé au titre de la liberté d’expression et de réunion, même quand l’événement n’a pas été déclaré au préalable. Autant de décisions qui bâtissent des jurisprudences précieuses pour les actions de désobéissance civile.

« Au-delà du motif politique, ce qui est en jeu est de rappeler que justement l’encadrement de manifestation est là pour garantir la liberté d’expression à tous les citoyens », clame le procureur Kévin Le Fur (4). Il requiert la relaxe pour Yoann Morice, car les pièces du dossier ne sont pas suffisantes pour démontrer un quelconque rôle d’organisateur. Pour les trois autres, il argue que leur problème est essentiellement « leur rapport à l’État » et requiert un stage de… citoyenneté pour chacun. Brouhaha dans la salle face à cette conclusion jugée méprisante pour des militants défendant l’intérêt général et une autre relation à l’État. « Quand on requiert un stage de citoyenneté, cela veut dire qu’ils sont de mauvais citoyens à remettre dans le droit chemin, or ces personnes sont justement là pour permettre d’ouvrir les yeux sur la réalité ! » lâche Me Vallée. Le tribunal rendra son délibéré le 28 juin. En attendant, les forces vives de la lutte du Carnet retrouvent un peu d’élan après ces mois de répression : du 8 au 12 juin, des journées de discussions se préparent ainsi qu’un chantier collectif à la Maison du Carnet, qui servira de lieu de repère à la lutte « pour défendre la Loire libre et sauvage ».

(1) « Au Carnet, des caméras cachées et illégales pour surveiller des écologistes », Reporterre.net, 14 novembre 2020.

(2) Coorganisé notamment par les Soulèvements de la Terre et le collectif Bassines non merci, pour dénoncer l’accaparement des réserves d’eau par l’agriculture productiviste.

(3) Cette affaire concerne des militaznts qui se sont menottés aux grilles d’un bâtiment d’une société menant un projet d’extraction d’or et d’argent en Roumanie.

(4) Il est nommé au tribunal de Saint-Nazaire en juillet 2021, après avoir passé plusieurs années comme juge d’instruction à Bar-le-Duc, notamment chargé de l’enquête contre les militants de Bure.

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