La famille à l’épreuve de l’historiographie

L’historienne Camille Lefebvre a fouillé sa propre histoire familiale en appliquant scrupuleusement les méthodes et les procédures de sa spécialité universitaire. Un travail rare qui nécessite de construire la bonne distance.

Camille Lefebvre  • 25 mai 2022
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La famille à l’épreuve de l’historiographie
Simone et Mano, grands-parents de Camille Lefebvre.
© DR

Au début des années 1950, se rencontrent dans un bal de la Cité universitaire la fille d’une juive ashkénaze ayant grandi entre Odessa et Kichinev et le fils d’un couple de juifs séfarades marchands de tissus à Sidi Bel Abbès. Au même moment dans d’autres lieux, la fille de paysans de Seine-Maritime rencontre un républicain espagnol tout juste libéré des prisons franquistes. Les rencontres de ces deux couples, qui deviendront mes grands-parents, sont le résultat des soubresauts du XXe siècle, des violences extrêmes de la colonisation, des persécutions et du fascisme qui ont forcé les populations à s’exiler, à se déplacer et à recommencer une nouvelle vie sur un autre continent ou dans un autre pays.

Peut-on utiliser les outils et les méthodes de l’histoire pour traiter de sa propre famille ? Longtemps, je n’ai pas osé m’affronter à cette question. Dormaient en moi de nombreuses interrogations sur l’histoire de mes grands-parents et de leurs familles, marquée par des silences et des éléments inconnus, auxquels je me doutais que les méthodes et les techniques de mon métier pourraient peut-être apporter des réponses, mais je reculais devant l’exercice. Était-il possible de résister à l’émotion, de garder la bonne distance, quel intérêt cela aurait-il ?

La presse et le corset

Siècle de la « civilisation du journal », le XIXe fut aussi celui de l’affirmation par les femmes de leurs droits. Si les hommes de l’époque étaient majoritairement attachés à ce qu’on appelle la théorie des sphères séparées, qui réserve la sphère publique, et donc les journaux, aux seuls hommes, reléguant les femmes au foyer, des femmes (et quelques hommes) ont fait bouger les lignes. Dans une approche transdisciplinaire mêlant histoire des médias, études sur le genre, littérature, science politique et histoire de l’art, cet ouvrage collectif interroge la masculinité de la presse, analyse la représentation des corps genrés, questionne la langue, présente les heureuses tentatives de journaux féministes et la naissance de la presse féminine. 

L. D. C.

Féminin/masculin dans la presse du XIXe siècle Christine Planté et Marie-Ève Thérenty (dir.), PUL, 540 pages, 28 euros.

Contrairement à ce que ceux qui utilisent aujourd’hui les récits historiques à des fins politiques ou idéologiques racontent, l’histoire est d’abord une méthode reposant sur un ensemble de pratiques scientifiques s’appuyant sur des procédures : l’identification de documentations, leur analyse et leur confrontation, qui permettent d’appuyer tout discours historique sur des preuves. Un des éléments qui construit ce discours comme science est d’exposer ces preuves en donnant à voir ses sources et en explicitant les modalités de son analyse. Ces méthodes et ces procédures peuvent être appliquées à n’importe quel sujet, y compris à son propre passé familial.

J’ai alors tenté de retracer avec ces outils les trajectoires des familles de mes quatre grands-parents : des juifs arrivés à Odessa, du Bélarus et de Constantinople, au milieu du XIXe siècle, ayant vécu l’âge d’or de cette ville ukrainienne puis les pogroms et l’exil. D’abord vers Kichinev et, menacés par de nouveaux pogroms, vers Paris, où la naturalisation n’empêchera pas les persécutions de recommencer, et pour certains d’entre eux jusqu’au pire.

C’est dans les archives de l’empire colonial français que l’on pouvait retrouver des traces de la seconde branche, des juifs maghrébins, petits commerçants pauvres dans la région d’Oran à la veille de la colonisation, appartenant à des communautés que les colonisateurs français choisissent de favoriser, notamment en leur donnant la citoyenneté, organisant leur ascension sociale tout en construisant une société coloniale marquée par l’antisémitisme.

De l’autre côté, ce sont les archives départementales qui donnaient les clés pour retracer le parcours de charbonniers et de bergers de ce que l’on appelle alors la Seine-Inférieure. Ces paysans journaliers, qui travaillaient pour d’autres et pratiquaient aussi la petite industrie à domicile comme fileur ou fileuse, s’installeront au tournant du XXe siècle en ville, où ils se politiseront.

Jusqu’au parcours à part de mon grand-père Mariano, combattant républicain espagnol à 18 ans, arrivé en France au moment de la Retirada (1), interné dans les différents camps de concentration pour étrangers indésirables mis en place par la France, comme ceux de Gurs et d’Argelès, puis dans les compagnies de travailleurs étrangers. Puis il choisit de rejoindre la Résistance et le Parti communiste français. Commence alors une vie de combattant clandestin contre le nazisme et le fascisme qui ne s’arrêtera vraiment qu’à la mort de Franco, en 1975.

De cette enquête un peu à part et de cette expérience historique, je retire l’impression que traiter de sa famille avec les outils méthodologiques de l’histoire permet d’expliciter ce qu’est l’opération historiographique : à savoir construire une distance juste, assez proche pour que l’on puisse se saisir du passé et assez grande pour ne pas se laisser envahir par lui. C’est sur cette ligne de crête que j’ai essayé de cheminer en racontant en historienne ceux et celles qui me sont ou qui m’ont été le plus chers.

(1) Exode des réfugiés de la guerre civile espagnole, qui a conduit en 1939 plus de 450 000 républicains à franchir les Pyrénées pour passer en France.

Par Camille Lefebvre Directrice de recherche au CNRS. A publié À l’ombre de l’histoire des autres, éditions EHESS, coll. « Apartés ».

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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