Le retour des lignes Maginot

Les murs prolifèrent aux frontières de dizaines de pays. Particulièrement en Europe, avec l’objectif – illusoire – d’endiguer l’arrivée des personnes migrantes.

Patrick Piro  • 21 juillet 2022 abonné·es
Le retour des lignes Maginot
À la frontière entre la Pologne et le Bélarus.
© Wojtek RADWANSKI / AFP

Mi-juin, 150 kilomètres de barrière achevés : le service des gardes-frontières polonais informe avec régularité, sur son compte Twitter, des progrès de la construction du mur d’acier qui verrouille la frontière entre le pays et le Bélarus. Et ne manque pas de rappeler fièrement que l’objectif affiché au lancement de ce chantier controversé, début janvier, sera atteint : fin juin, s’élèvera un barrage « infranchissable » de 185 kilomètres, supposé dissuader quiconque d’entrer illégalement en Pologne par cette frontière. Pays voisins du Bélarus, la Lituanie a fait de même (plus discrètement) et la Lettonie a voté un projet semblable.

Une riposte à la crise de l’été 2021. Alexandre Loukachenko, le dictateur de Minsk, avait alors ouvert les portes du Bélarus à des candidats à l’émigration en provenance du Moyen-Orient et d’Afghanistan, qui y ont vu le fol espoir d’accéder à l’Union européenne via les pays limitrophes. Des dizaines de milliers de personnes s’étaient ruées vers la frontière. L’Union européenne dénonce alors l’orchestration de ce flux massif par Minsk, qui est à l’évidence une forme de représailles. Bruxelles avait pris des sanctions contre le Bélarus à la suite de la répression sanglante des manifestations d’août 2020 qui contestaient la réélection frauduleuse de Loukachenko.

L’épisode avait fortement ému dans l’UE. « Un voyage direct vers l’enfer », décrivait Cécile Coudriou, présidente d’Amnesty International France. Car la Pologne, mais aussi la Lettonie et la Lituanie, pays de l’UE qui partagent une frontière avec le Bélarus, décrètent l’état d’urgence, repoussant sans faiblesse ce qui est présenté comme une « invasion ». Bilan de ce piège cynique : la mort d’une douzaine de migrant·es, faute -d’assistance humanitaire.

Des barricades dressées aux frontières pour bloquer la circulation des personnes : la pratique, aux relents archaïques, semblait avoir été sanctionnée par l’histoire avec la chute, en 1989, du plus emblématique de ces murs, celui qui séparait Berlin en deux depuis 1961 pour empêcher les habitant·es de l’Est de fuir à l’Ouest.

Espoir naïf. Trente ans après, le monde compte plus de barrières frontalières que jamais, déplorait en 2020 le rapport conjoint de trois observatoires européens indépendants (1). « De 6 en 1989, nous sommes passés à près de 63 murs physiques en 2018, bâtis le long de frontières ou sur des territoires occupés à travers le monde. » Les justifications des gouvernements sont multiples, largement dominées par la volonté d’endiguer l’immigration, avant le terrorisme et les trafics (de personnes, de drogue et autres biens), et plus rarement la gestion de conflits territoriaux. Environ 60 % de la population mondiale vit dans un pays qui a érigé au moins un mur, ont calculé les spécialistes qui ont rédigé le rapport. L’Inde détient un record, avec 6 540 km d’enceintes barbelées surveillées en permanence, soit 43 % de ses frontières, avec le Pakistan, le Bangladesh et la Birmanie. Quant à la plus longue entrave au monde, on la doit au Maroc, qui a érigé 2 720 km de digue de sable au Sahara occidental.

La pratique semblait avoir été sanctionnée par l’histoire avec la chute du mur de Berlin. Espoir naïf.

Si l’Asie est le continent le plus « muré », en nombre d’ouvrages, les deux plus impressionnantes et fameuses parois de béton et d’acier se trouvent en Cisjordanie, érigées par Israël pour lutter contre le terrorisme, et à la frontière États-Unis-Mexique, où se pressent périodiquement des caravanes de milliers de ressortissant·es d’Amérique centrale qui rêvent d’une vie meilleure au Nord.

Politique spectacle

Et l’Europe n’est pas en reste. Il s’agit du deuxième continent par le nombre de ses murs, dont l’extension cumulée approchera bientôt 1 400 kilomètres avec les projets en cours. Ils sont en grande majorité justifiés, dans la bouche des gouvernements, par la lutte contre l’immigration (voir carte page suivante). La barrière construite en 2015 par la Hongrie pour bloquer le flux de réfugié·es fuyant la Syrie a certes suscité des remontrances affligées de la part de certains dirigeants européens, mais surtout exercé une séduction évidente dans l’UE, en particulier dans les démocraties les plus autoritaires. Plus de la moitié des murs frontaliers européens sont apparus dans le sillage du « modèle » hongrois. Depuis 2016, la France y apporte sa petite « contribution » à Calais.

Depuis l’épisode du Bélarus, le mouvement n’a pas ralenti. La Grèce, sous prétexte d’une recrudescence de la pression migratoire sur son sol, vient de décider la prolongation du mur érigé en 2012 à la frontière avec la Turquie, dont la longueur passerait de 40 km à 120 km. Et la Finlande, choquée par l’invasion de l’Ukraine et dont la demande d’adhésion à l’Otan déplaît fortement à Poutine, prévoit à son tour de clôturer certains tronçons de sa frontière avec la Russie – avec, selon Sanna Palo, chef du département juridique des gardes–frontières finlandais, « un véritable effet barrière » –, redoutant que Moscou n’utilise, pour la déstabiliser, la même arme migratoire que Loukachenko.

« Tous les gouvernements arguent d’une rationalité militaire à ces murs, face à une menace, mais leur efficacité réelle est discutable », analyse Damien Simonneau, spécialisé dans l’étude de la sécurité frontalière contemporaine à l’Institut national des langues et civilisations orientale (Inalco) (2). « Ces barrières bloquent les entrées indésirables sur le territoire, se félicitent volontiers les États. C’est localement vrai, mais cela ne dit rien sur leur impact global. Car ces murs n’agissent pas sur les causes. Ils ne tarissent pas les flux migratoires, mais provoquent leur réorganisation, des déplacements, l’invention de tactiques de contournement, etc. D’ailleurs, en deux décennies de renforcement de ses frontières, l’UE n’a pas stoppé l’immigration. »

En fait, la fonction majeure et avérée de ces murs, c’est bien souvent de communiquer auprès de l’opinion nationale sur le fait que les autorités « agissent ». Ainsi, le gouvernement israélien se félicite : depuis qu’il a construit son mur en Cisjordanie, il n’y aurait « plus » d’attaques terroristes. « Pourtant, la véritable explication est ailleurs, dans une mobilisation accrue des services de renseignement, de surveillance, etc., relève Damien Simonneau. Les États ont toujours tendance à surévaluer l’efficacité de ces ouvrages, contribuant à la politique spectacle et à ses dérives identitaires, voire racistes. On l’a vu en France, avec un Zemmour réclamant la fermeture des frontières. Car, d’une certaine manière, la présence d’un mur signale l’échec de la voie diplomatique face à un problème. C’est un pis-aller simplificateur, réalisable à moindre coût politique. »

Droits humains bafoués

Une pratique qui permet également de s’affranchir du droit international : les murs, outils de refoulement des personnes migrantes, dénient à celles-ci la possibilité de déposer une demande d’asile. Frontex, l’agence de gardes–frontières de l’UE, est ainsi régulièrement accusée par les ONG de violer les droits humains par ses opérations (voir p. 24). « Le respect de l’État de droit par ces outils et mécanismes militaires pose question », poursuit l’universitaire.

Le business de ces équipements – murs et systèmes de contrôle – est juteux : 17,5 milliards d’euros en 2018.

Par ailleurs, les gouvernements ne sont guère diserts sur les effets pervers de ces murs, dont la conception s’est sophistiquée alors qu’il se trouve toujours des personnes motivées pour les franchir. Le simple grillage qu’on escalade sans trop de difficulté appartient depuis longtemps au passé. Dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, il a été haussé jusqu’à 6 mètres de hauteur. Les ouvrages de Cisjordanie et du Sud états-unien approchent les 9 mètres. Les chutes qui accompagnent les tentatives de franchissement de tels ouvrages n’en sont que plus graves.

Le mur de Calais, érigé pour empêcher l’accès aux véhicules qui empruntent le tunnel sous la Manche, a poussé les candidat·es à l’exil au Royaume-Uni à se risquer sur de petites embarcations inadaptées à la traversée. La caméra cachée du magazine « Complément d’enquête » diffusé le 12 mai dernier dévoilait les trésors d’ingéniosité sordide d’un fabricant espagnol de matériels vendus dans toute l’Europe, dont certains modèles de barbelés sont équipés de lames de rasoir conçues pour blesser profondément (un Sénégalais en est mort). « C’est un marché extrêmement juteux et en expansion », décrit Damien Simonneau.

Le mur polonais aura coûté aux alentours de 350 millions d’euros. Et la facture ne se limite pas au très visible gros œuvre. Ces ouvrages frontaliers sont de facto des systèmes de contrôle sophistiqués, dotés de capteurs de mouvements, de caméras thermiques, de radars, de drones, de systèmes de reconnaissance d’empreintes digitales, d’équipements dissuasifs, à l’instar de canons sonores.

Les trois observatoires européens cités plus haut se sont d’ailleurs penchés sur les excellentes affaires de ce marché international (3). Ils estimaient sa valeur pour 2018 à environ 17,5 milliards d’euros, avec une croissance annuelle d’au moins 8 % actuellement. « Le business de l’édification des murs a bénéficié d’une augmentation considérable des dépenses publiques pour la sécurité des frontières dans l’Union européenne », constate leur rapport. Sur l’ensemble de l’exercice 2021–2027, l’Union européenne a budgété 23 milliards d’euros pour la gestion de ses frontières, toutes activités confondues.

Armement, défense, informatique, transport maritime, bâtiment et travaux publics… Les enquêtes des observatoires font le tour des secteurs bénéficiaires de cette manne et mettent en lumière le rôle déterminant de trois géants du secteur de la défense et de la sécurité : le -français Thales, la société d’armement italienne Leonardo et l’euro-péen Airbus, avec ses hélicoptères de surveillance. « Depuis une quinzaine d’années, toutes les grandes entreprises d’armement se sont précipitées sur ce marché des murs et du contrôle frontalier », commente Damien Simonneau. Et la programmation budgétaire de l’UE jusqu’en 2027 montre que ce commerce continuera à prospérer, concluent les observatoires.

À ce titre, l’Union européenne cultive une ambiguïté certaine face à une question récurrente : qui doit payer ? La Pologne, tout comme la Lituanie et la Lettonie, réclame la contribution de l’UE, arguant que leurs ouvrages, en contribuant au contrôle des frontières extérieures des Vingt-Sept, servent l’intérêt collectif et pas seulement celui des pays en première ligne. Même argument du côté de la Grèce. En octobre 2021, la Commission européenne recevait une demande de financement signée par ces quatre pays ainsi que par l’Autriche, la Bulgarie, Chypre, le Danemark, l’Estonie, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie. Requête rejetée par Ursula von der Leyen, présidente de l’exécutif continental. « Il existe une position commune de longue date de la Commission et du Parlement européen sur le fait qu’il n’y aura pas de financement de barbelés et de murs », s’expliquait-elle.

Hypocrisie européenne

Il y a trois ans, le Centre Delàs d’Estudis per la Pau (Barcelone), le Transnational Institute et Stop Wapenhandel raillaient déjà ce qu’ils identifiaient, en termes policés, comme une hypocrisie. La Hongrie, construisant en 2015 le mur qui cadenasse ses frontières avec la Serbie et la Croatie, le long de l’une des routes de migration issue de Syrie, avait demandé à la Commission le remboursement de la moitié des frais de l’installation. La Commission avait -refusé, son porte-parole déclarant : « Nous soutenons les mesures de gestion des frontières externes, comprenant la surveillance, les équipements de contrôle, etc. Mais nous ne finançons pas les clôtures. »

En d’autres termes, décryptaient les trois observatoires européens, « la Commission est prête à financer tout ce qui consolide une frontière, à condition que cela ne s’apparente pas à la construction de murs ».

(1) « A Walled World. Towards a Global Apartheid » (Un monde emmuré. Vers un apartheid planétaire), Centre Delàs d’Estudis per la Pau (Barcelone), Transnational Institute et Stop Wapenhandel (Amsterdam), novembre 2020.

(2) Auteur, entre autres, de L’Obsession du mur. Politique de militarisation des frontières en Israël et aux États-Unis, éd. Peter Lang, 2020.

(3) « Le business de l’édification de murs », Stop Wapenhandel, Centre Delàs d’Estudis per la Pau (Barcelone), Transnational Institute, novembre 2019.

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