Qatar : sous la pelouse, les forçats

L’exploitation brutale de migrants, mise en lumière par la Coupe du monde de football, est une des conditions de l’extrême prospérité du Qatar. Le chantier des droits humains y est à peine entamé.

Jérôme Latta  • 19 octobre 2022 abonné·es
Qatar : sous la pelouse, les forçats
© Deux ouvriers devant une affiche de la mascotte du Mondial, le 13 octobre 2022. (Photo : GIUSEPPE CACACE/AFP.)

À partir du 20 novembre, il sera difficile de chasser l’image d’une Coupe du monde disputée sur un charnier. Si le nombre de morts sur les chantiers du Qatar depuis l’obtention de la compétition en 2010 est inconnu, une enquête du Guardian publiée en février 2021 a imprimé dans les esprits le nombre d’au moins 6 500 décès de travailleurs étrangers.

Au moins, parce que le quotidien britannique n’a recueilli les données que des consulats d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka, laissant de côté les Philippines et d’autres pays pourvoyeurs de personnels pour l’émirat. L’opacité de l’administration qatarie, faute d’autopsies, attribue les décès à des « causes naturelles » et entretient l’incertitude sur l’ampleur de l’hécatombe.

Le Comité suprême d’organisation ne reconnaît que 39 morts d’ouvriers travaillant sur les stades, occultant le bilan de l’ensemble des pharaoniques chantiers d’infrastructures (métro, aéroport, routes, hôtels, etc.) et des autres secteurs économiques.

Très tôt, les ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International et de nombreux médias ont alerté sur les déplorables conditions de travail et de vie des millions d’immigrés du Sud-Est asiatique et d’Afrique de l’Est, main-d’œuvre bon marché et indispensable aux économies de la péninsule arabique : journées de 12 heures dans une chaleur insoutenable, logements insalubres, nourriture indigne, salaires impayés, privations de liberté, etc.

Cette main-d’œuvre est «prise dans l’étau des réseaux migratoires, de la corruption de leur propre pays et de la toute-puissance des États du Golfe, qui profitent d’un vaste système d’esclavage contemporain», écrivent Sebastian Castelier et Quentin Müller dans un livre-enquête (1). Ce fléau n’a rien de propre au Qatar dans la région, mais il a été mis en lumière quand les projecteurs se sont braqués sur le pays après l’obtention de la Coupe du monde, et quand il a entrepris de se métamorphoser à marche forcée en une douzaine d’années.

La kafala, un régime féodal

Pierre angulaire de ce système : la kafala. Ce régime féodal de « parrainage », plus proche du travail forcé que du droit du travail, place les migrants dans une position de sujétion à l’égard de leur employeur. Celui-ci dispose à son gré du renouvellement du permis de séjour, des entrées et sorties du territoire, du droit de changer d’emploi.

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Deux ouvriers devant une affiche de la mascotte du Mondial, le 13 octobre 2022 à Doha. (Photo : GIUSEPPE CACACE/AFP.)

Il peut même déclarer ses employés « en fuite » s’il veut s’en débarrasser en les faisant basculer dans l’illégalité. Les entreprises exploitent une main-d’œuvre d’autant plus captive qu’elle s’est endettée pour payer des frais de recrutement exorbitants et que la survie des familles restées au pays dépend de leurs revenus.

Certes, le Qatar se targue d’avoir aboli la kafala… en 2020, une fois la plupart des grands chantiers achevés. «Entre 2013, quand nous publions un premier rapport après une importante enquête de terrain, et 2016, il ne s’est rien passé, rappelle Lola Schulmann, chargée de plaidoyer chez Amnesty International. Aujourd’hui, la kafala est abolie sur le papier. En pratique, c’est une autre histoire. La mise en œuvre est insatisfaisante et reste de l’ordre de l’affichage.»

Les associations et les reportages comme celui de « Complément d’enquête » (sur France 2 le 13 octobre) continuent d’exposer des violations flagrantes des droits, ou encore la navrante « zone industrielle », à une vingtaine de kilomètres de Doha, où se sont entassés jusqu’à 400 000 migrants : logements indécents, mendicité, étals vendant de la nourriture périmée, toxicomanie composent un décor de bidonville.

«Ces nouvelles lois et réglementations constituent des avancées formidables en principe, mais elles ne sont appliquées qu’au bon vouloir des entreprises, sans contrôle suffisant de leur respect effectif – notamment chez les sous-traitants, confirme Quentin Müller. Il n’y a pas d’administration pour y veiller, peu de sanctions, une aide juridictionnelle insuffisante, un rapport de force déséquilibré, un manque d’information des travailleurs sur leurs droits…»

Le pouvoir souhaite donner des gages de progressisme à la communauté internationale, mais ne veut pas se mettre à dos les grandes familles.

Le journaliste en convient toute-fois : «Abolir la kafala constitue une réelle révolution pour un État du Golfe. L’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis ne voient pas cela d’un très bon œil, craignant d’y être contraints à leur tour.» La famille régnante Al-Thani est aussi soumise à des contraintes de politique intérieure. «Le pouvoir craint de porter atteinte aux privilèges des Qataris et de se mettre en danger politiquement. Il souhaite donner des gages de progressisme à la communauté internationale, mais ne veut pas se mettre à dos les grandes familles, très riches et très influentes.»

Tableau accablant

Faut-il voir le verre à moitié plein ? En 2021, l’Organisation internationale du travail (OIT) salue les «grandes réformes en cours» et se félicite de l’entrée en vigueur d’un salaire minimum. Le généreux financement par l’émirat d’une « mission de coopération technique » de l’OIT à Doha n’est pas étranger à cette bienveillance, suggère une enquête du site Blast, en juillet dernier. Abdoullah Zouhair, ancien conseiller régional du Bureau international du travail (BIT), affirme en juin que de « faux rapports » ont été commandités pour certifier les efforts qataris.

Relativement à ses voisins, le Qatar fait mieux. Mais, relativement aussi, ce salaire minimum de 280 dollars mensuels, dérisoire en regard de la richesse du pays, rappelle ce que cette richesse doit à ces masses de travailleurs corvéables. Et le tableau global des droits humains reste accablant : syndicats interdits, liberté d’expression minimale, criminalisation de l’homosexualité et des relations hors mariage, discriminations sexistes…

«Avec les autres ONG, l’OIT et les rapporteurs des Nations unies, nous avons réussi à obtenir, non pas des victoires, mais des avancées pour certains travailleurs, pondère Lola Schulmann. Mais nous avons des craintes sur la pérennité de ces réformes après le Mondial, et sur ce que vont devenir ces travailleurs.»

L’enjeu est que la Fifa renforce ses critères éthiques d’attribution des compétitions. Pour l’heure, on ne voit pas de réelle volonté politique.

Une coalition d’associations exige de la Fifa et du pays hôte la création d’un fonds d’indemnisation d’au moins 450 millions d’euros. Par la suite, se projette Lola Schulmann, «l’enjeu est que la Fifa renforce ses critères éthiques d’attribution des compétitions, veille à ce qu’ils ne soient pas optionnels et fassent l’objet d’un suivi par des organismes indépendants. Pour l’heure, on ne voit pas de réelle volonté politique».

Les spectres des morts du Mondial flotteront-ils au-dessus des pelouses durant le tournoi ? Les visiteurs apercevront-ils seulement des ouvriers ? Un « permis de filmer », imposé aux équipes de télévision étrangères, interdirait à celles-ci d’accéder aux zones où ils résident…

Quentin Müller indique une volonté de les éloigner de Doha en les déplaçant dans des camps près de la frontière avec l’Arabie saoudite ou en mettant fin à leur contrat pour les inciter à rentrer dans leur pays. Cela «afin d’éviter les contacts avec les spectateurs et les journalistes, mais aussi d’éventuels mouvements sociaux devant les caméras». Ce match-là n’est pas joué, mais il paraît tragiquement déséquilibré.


(1) Les Esclaves de l’homme-pétrole, éd. Marchialy.

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