Qatar : la Coupe du monde de trop

La « grande fête du football mondial » tourne à un sinistre carnaval, qui couronne plusieurs décennies de dérives du ballon rond et de ses institutions.

Jérôme Latta  • 19 octobre 2022 abonné·es
Qatar : la Coupe du monde de trop
© Le 2 décembre 2010, Sepp Blatter, président de la FIFA, remet symboliquement le trophée de la coupe du monde à l’émir Hamad bin Khalifa al-Thani. (Photo : PHILIPPE DESMAZES / AFP.)

La décision d’accorder le Mondial au Qatar a été prise de manière inacceptable. Il n’y a pas de place pour des employeurs qui ne veillent pas à la liberté et à la sécurité des ouvriers du Mondial. Pas de place pour des dirigeants qui n’accueillent pas le football féminin. Pas de place pour des pays hôtes qui ne peuvent pas garantir légalement la sécurité et le respect des personnes LGBT. » Ces paroles de Lise Klaveness, la présidente de la Fédération norvégienne de football, ont résonné d’autant plus fort qu’elles ont été prononcées à Doha, lors du congrès de la Fifa le 31 mars dernier, devant les dignitaires du Qatar et les caciques de la confédération mondiale.

Le président de cette dernière, le Suisse Gianni Infantino, répondit alors aux journalistes : « Si vous avez aussi des questions sur le football, ce ne serait pas si mal. » Mais peut-il encore être question de football quand sa plus prestigieuse compétition présente un tel coût humain et environnemental ?

Si un boycott par les États ou les fédérations nationales n’a jamais été sérieusement envisagé, une médiatisation largement critique et une désaffection significative de la part des spectateurs et téléspectateurs pourraient siffler la fin de la partie pour un modèle discrédité.

Le Qatar, sorti de nulle part

Comment la Fifa a-t-elle pu attribuer le deuxième plus grand événement sportif mondial à un micro-État sans tradition footballistique, qui comptait alors 2 millions -d’habitants, dont seulement 250 000 à 300 000 nationaux ? Certes, en 2010, le Qatar a déjà mis en œuvre sa stratégie d’influence par le sport (lire l’entretien avec Carole Gomez) et accueilli quelques compétitions internationales (1).

© Politis
Le 2 décembre 2010, Jérôme Valcke, secrétaire général de la Fifa, et Sepp Blatter, son président, encadrent l’émir Hamad bin Khalifa al-Thani. (Photo : KARIM JAAFAR / AFP.)

Son championnat national de football ne draine pourtant que quelques centaines de spectateurs par match, son équipe nationale pointe à la 112e place mondiale. Cette attribution répare toutefois une anomalie : aucun pays arabe n’avait jamais accueilli la compétition, le Maroc ayant notamment échoué à cinq reprises.

Après les Coupes du monde 1994 aux États-Unis, 2002 en Corée du Sud et au Japon, 2010 en Afrique du Sud, la Fifa poursuit sa conquête de nouveaux marchés au Moyen-Orient. Moins pour son potentiel de développement de la discipline que pour ses inépuisables ressources financières.

Le rapport d’évaluation indépendant avait, logiquement, très mal classé la candidature qatarie : infrastructures inexistantes, démographie infime et, bien sûr, climat incompatible avec la pratique du sport en été. La Fifa sait ce qui l’attend : un déplacement de la compétition en automne, pour la première fois de l’histoire et au prix d’un bouleversement du calendrier international – finalement adopté au forceps en 2015.

Le Qatar n’a pas démontré qu’il pouvait être un pays de sport.

Aujourd’hui, le Qatar n’a pas démontré qu’il pouvait être un pays de sport, ni même que sa population s’y intéressait. Les championnats du monde d’athlétisme 2019 ont été marqués par les places vides dans les tribunes. En 2015, des supporters espagnols avaient été rémunérés pour meubler et animer les gradins des Mondiaux de handball. Même indifférence locale lors des Mondiaux de cyclisme 2016…

Malgré des travaux titanesques, le pays ne dispose pas de capacités d’hébergement suffisantes pour tous les spectateurs, et l’on pressent déjà des dysfonctionnements dans les transports, la sécurité et la logistique. Le Qatar étant peu réputé pour son patrimoine et son offre de divertissement, les ventes de billets sont en deçà des objectifs.

Le Mondial de la corruption

« Les Qataris ont acheté le Mondial. » Jérôme Valcke, alors secrétaire général de la Fifa, arguera plus tard qu’il désignait, dans ce mail adressé à un responsable de la Fifa en 2011, les moyens financiers mobilisés par l’émirat, pas des faits de corruption.

En 2014, au terme d’une enquête interne et d’un grand ménage au sein de son comité exécutif, la Fifa n’avait reconnu que des « conduites douteuses ». Les justices suisse, états-unienne et française n’en ont pas moins ouvert des enquêtes sur l’attribution de la Coupe du monde 2022, lançant le « Qatargate », un thriller judiciaire tentaculaire.

Les présomptions sont lourdes. Le Qatari Mohamed Bin Hammam, cheville ouvrière de la candidature et vice-président de la Fifa, est banni à vie de celle-ci en 2011 après avoir tenté d’acheter des voix pour s’en faire élire président. En 2015, la justice suisse identifie « plus de 120 transactions financières suspectes » dans le cadre de cette attribution.

Dans un acte d’accusation de mars 2020, un procureur fédéral de New York assure que trois membres votants ont « reçu des pots-de-vin en échange de leur voix en faveur du Qatar ».

Une ancienne employée du comité de candidature affirme que des dignitaires qataris ont proposé, en janvier 2010, 1,5 million de dollars à trois membres africains du comité exécutif de la Fifa. Dans un acte d’accusation de mars 2020, un procureur fédéral de New York assure que trois membres votants ont « reçu des pots-de-vin en échange de leur voix en faveur du Qatar ». La liste n’est pas exhaustive.

En France, après trois ans d’enquête, le parquet national financier (PNF) ouvre en 2019 une information judiciaire pour « corruption active et passive ». Il s’intéresse à un déjeuner à l’Élysée qui a réuni, le 23 novembre 2010 – neuf jours avant le vote –, Michel Platini, alors président de l’UEFA (le gouvernement européen du football) et vice-président de la Fifa, le président de la République Nicolas Sarkozy et Tamim ben Hamad Al-Thani, futur émir du Qatar.

Platini, qui avait auparavant confié sa préférence pour les États-Unis, aurait changé son fusil d’épaule à l’invitation de Nicolas Sarkozy – entraînant d’autres votes européens qui ont fait basculer le scrutin. Quelques mois plus tard, le Paris Saint-Germain est racheté par le fonds souverain qatari QSI, avec Nicolas Sarkozy comme entremetteur. La chaîne qatarie BeIN Sports acquiert une partie des droits de télévision du championnat de France. Laurent Platini, fils de Michel, est embauché fin 2011 par l’équipementier sportif qatari Burrda.

Les magistrats instructeurs du parquet national financier soupçonnent l’existence d’un pacte corruptif.

Les magistrats instructeurs du PNF soupçonnent l’existence d’un pacte corruptif liant tous ces aspects. Un rapport de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales de janvier 2020, révélé par Mediapart, ajoute un « possible financement illégal » et rétrospectif de la campagne présidentielle 2007 de Sarkozy par des fonds qataris, en 2011.

Enfin, selon la cellule investigation de Radio France et le magazine de France 2 « Complément d’enquête », la vente de 24 avions Rafale – finalisée en 2015 – pourrait aussi faire partie de ce « deal global ». Pour autant, aucune mise en examen n’a été prononcée à ce jour, et les intéressés restent présumés innocents.

Un désastre écologique

Difficile d’échapper au terme quand l’impact environnemental de la compétition est abordé : « aberration ». Une aberration à la fois factuelle et symbolique, à l’image de ces stades climatisés à ciel ouvert. Au nombre de huit, dont sept nouveaux, d’une capacité de 40 000 à 80 000 places, ils s’entassent au sein de l’agglomération de Doha et sont voués à devenir un troupeau d’éléphants blancs – ces infrastructures qui, construites pour un événement éphémère, restent ensuite à l’abandon.

Ce parc de stades démesuré ridiculise la notion d’« héritage » promue par la Fifa ou le Comité international olympique, qui tentent d’habiller de durabilité et d’utilité sociale les dépenses que nécessitent leurs compétitions. Même si ces enceintes ont été bâties selon des normes d’écoconstruction avancées, le Qatar et la Fifa sont contraints à d’acrobatiques opérations de greenwashing.

Les climatisations fonctionnent à l’électricité solaire… dans un pays où 99 % de l’électricité est produite par des centrales thermiques. Un des stades est démontable et pourra être donné à un pays en développement… encore inconnu.

La proximité entre les sites limite les déplacements des supporters… mais ceux-ci, faute d’un parc hôtelier suffisant, sont incités à résider dans les pays voisins et à faire l’aller-retour dans la journée via l’un des 160 vols quotidiens affrétés par des compagnies aériennes de la région.

Cerise sur le gâteau : les organisateurs promettent une Coupe du monde… neutre en carbone. Une allégation vivement contestée par l’association Carbon Market Watch, dans une étude qui dénonce les artifices de calcul des émissions de CO2 (huit fois supérieures pour les stades, cinq fois pour le total, selon elle), le recours à un standard de certification « maison » de médiocre qualité, et la portion minime des crédits carbone déjà achetés en regard du total promis (moins de 10 %).

Un modèle insoutenable

Cette Coupe du monde 2022 est moins un précédent que l’aboutissement de dérives antérieures et, s’il faut en faire le procès, ce doit d’abord être celui de la Fifa. Gabegie environnementale, budgets exorbitants, coût social effarant, mépris des droits humains : le gigantisme des grands événements sportifs internationaux dépasse, cette fois-ci, les seuils d’acceptabilité.

La prochaine édition sera disputée en 2026 par 46 équipes et non plus 32, éparpillée entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. La Fifa souhaite organiser la Coupe du monde tous les deux ans au lieu de quatre, au nom d’une quête effrénée de croissance et de revenus, à tout prix.

Le diktat imposé aux États contribue à dresser les citoyens contre les événements sportifs internationaux.

Mais l’édifice vacille. Le diktat imposé aux États (exemptions fiscales, accaparement des profits) contribue à dresser les citoyens contre les événements sportifs internationaux. La compromission des grandes fédérations avec des régimes autocratiques et illibéraux est mise à mal par la récente « repolitisation » du sport et des sportifs.

Les polémiques autour de l’Euro 2021 (2) et des JO d’hiver à Pékin, la sensibilité des athlètes aux mouvements comme Black Lives Matter, l’affaire Peng Shuai (3), l’exclusion de la Russie de toutes les compétitions à la suite de l’invasion de l’Ukraine témoignent que cette instrumentalisation est devenue plus délicate.

La Fifa et la Coupe du monde sont à un tournant de leur histoire commune. On en jugera bientôt : l’Arabie saoudite, qui s’est à son tour lancée dans le sport power, est annoncée candidate pour l’édition de 2030, la Chine pour celle de 2034. En attendant, c’est le Mondial 2022 qui sera scruté, et qui livrera son propre verdict. On ne s’avancera pas beaucoup en affirmant que le Qatar ne sortira pas vainqueur de la compétition, ni sur le terrain ni en dehors.


(1) La Coupe du monde de football des moins de 20 ans en 1995 et les Jeux asiatiques en 2006, avant la Coupe d’Asie des nations en 2011.

(2) Notamment les protestations contre les législations anti-LGBT adoptées par la Hongrie.

(3) Joueuse de tennis chinoise « escamotée » par le régime après avoir accusé de viol un haut responsable du Parti communiste.

Monde
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